Le rasta.
Je voudrais dire quelques mots du rasta, non pas de ce vil et odieux rasta qui commence à table d'hôte pour finir en cour d'assises, et qui n'est qu'un escroc cosmopolite, canaille dans toutes les langues, mais le vrai rasta, le pur, le seul digne de ce beau sobriquet abréviatif.
Il a été trop souvent calomnié, le brave garçon. Il m'apparaît, à moi, très bon enfant, naïf comme ces collégiens qui ont de la barbe, avec une âme tendre, en dépit de ses moustaches bleues et de sa fatuité sonore, enfin toujours dupe et toujours content. Et je me sens pour lui un faible indéniable. Sans doute, il a des rosettes larges comme des bouées, qui manquent de discrétion. Un goût puéril et sauvage préside à sa toilette, ses mouchoirs de soie écarlate sont des drapeaux, et il se complaît à brandir, en parlant, ses mains brunes aux doigts paralysés par les bagues. Mais, pourquoi ne l'avouerai-je pas? C'est précisément par ses défauts que je trouve le rasta méritoire et touchant.
D'abord, il doit être tel qu'il est, sous peine de cesser d'être, ce qui serait bien dommage. Qu'il s'habille comme un chrétien, qu'il s'exprime à mi-voix, sans gestes exubérants, qu'il soit pratique, sage, avec une connaissance de la mesure à garder en tout, et il devient un être insignifiant, un fade et ponctuel bourgeois. Oh! gardons-nous d'y toucher, laissons-lui sa couleur locale. Ses élégances de torero, ses chapeaux à la glycérine, ses cravates diaprées sont l'indice évident d'une nature généreuse; il faut le prendre avec son goût hardi, c'est un franc-tireur de la mode. Ses bottines vernies, où l'on rêve des éperons en volute, décèlent une bravoure native, et je lui pardonne la témérité de ses paletots pour les hautes actions dont je le sens capable. Si j'osais même, j'irais plus loin, je dirais que je vois dans ces intempérances de costumes comme une protestation contre le démocratisme qui nous a vaincus. Le rasta est un aristocrate de l'autre côté des frontières, qui se débat avant de se rendre. N'ayant plus le privilège du feutre castillan, du pourpoint et de la rapière d'autrefois, il se rattrape comme il peut, porte son tube sur l'oreille, rive des porte-bonheur à ses poignets et plante à sa chemise les diamants qu'il eût cousus encore au siècle dernier dans le coin de son manteau.
S'il a chez nous la gaîté trop bruyante, eh! n'allez pas vous imaginer que son sort soit enviable. A peine débarqué, le rasta n'a pas eu le temps de demander de l'eau chaude à la fille d'hôtel, et ses fastueux bagages n'ont pas encore été montés dans sa chambre, qu'il est déjà signalé. A dater de cette minute, le rasta est condamné, marqué. C'est une proie qui marche. Et véritablement, rien n'est plus effrayant que d'envisager les laminoirs par lesquels on va le faire passer. Tout le guette, et ce n'est pas que l'opérette dont il fait se garer. Patrons d'hôtels, restaurateurs, cochers, femmes de distractions, gens d'affaires, conspirent à le dépouiller, ce qui n'est point malaisé, car il a la paume large et le cœur sans défiance. On lui fait donc prendre des actions de Panoramas qui ne sont bâtis que sur le papier, on le fourre dans des Conseils d'administration un peu mêlés, on le traque dans des tripots à valets culottés de peluche, on l'assoit de force à la table de baccara, où la veine ne sourit pas toujours. Debout, assis, couché, il est pompé, pressuré, tondu, gratté, on en exprime la monnaie comme d'un citron le jus; avec de suaves paroles, on attire son argent, qui passe de lui-même et sans effort dans les mains tendues sans cesse vers lui. Tout le long de nos boulevards, il traîne et remorque une bande d'amis parasites profondément érudits dans la science de dévaliser; c'est lui, le rasta, qui paie trente francs un poulet de grain nourri avec de la charpie; à qui l'on présent le matin de soi-disant membres du Jockey, sortis la veille de Mazas, et le soir, de soi-disant femmes du monde, coûteuses de toutes les manières. Néanmoins, chose inouïe et touchante, le rasta ne se dépare pas une minute de son extraordinaire et féroce entrain. Avec un égal sourire ardent, les mêmes babines rouges, les mêmes yeux noirs, les mêmes rugissements de plaisir, il sort et disperse les belles liasses de billets de banque tout neufs, encore épinglés par le changeur. Plus il paie, plus il semble heureux, et gaspiller devient une fonction pour lui. Bientôt, on ne peut plus le retenir, spontanément, il va au devant de la ruine et court à la misère avec une furia presque surhumaine, toujours sans que l'ombre d'un mécontentement ou de la plus légère contrariété altère une seconde sa brave figure chocolat.
Et en retour d'une si libérale complaisance, que demande-t-il? Oh! bien peu de chose. Il aime à s'entendre appeler: M. le comte. Aussi en abuse-t-on. Vous me direz qu'il n'a, la plupart du temps, aucun droit à ce titre. Raison de plus, car alors cela ne lui ferait pas tant de plaisir. Et puis, il aime aussi à passer pour un modèle de chic. Voilà tout. C'est bien peu, si on veut bien songer combien on lui fait payer cher ces pauvres petites satisfactions de vanité! Et d'ailleurs, pourquoi son chic à lui, quoique sanguinaire, vaudrait-il moins que le chic anglais ou tel autre? Affaire de goût et de tempérament. Non, le rasta ne manque pas de chic. Je tombe d'accord qu'il est trop décoré, mais, en revanche, qu'il est décoratif! Quand il promène, au milieu de nos pâles jeunes gens à teint de gardénia malade, sa personne bronzée, couverte de joyaux, ah! j'avoue que son impétuosité rauque et sa brusquerie de bon tigre me comblent l'âme de joie. Il nous apporte un reflet du brutal soleil qui rissole sa terre natale, et plus je l'approfondis, le rasta, plus je l'aime et plus je trouve qu'il est de notre bord: c'est le Marseillais de l'Equateur.
Cependant, vient un jour où le rasta n'a plus un seul papier bleu dans son portefeuille dégonflé. Pensez-vous qu'il nous en veuille alors? Pas le moins du monde. Il boucle ses malles et il repart avec une provision de sympathie pour les Parisiens, les Parisiennes, chez qui on s'amusait tant! De sorte qu'après avoir fait aller le commerce, il va encore répéter nos louanges au quatre coins du globe. Est-ce que ce n'est pas gentil?
Enfin, et ici je ne plaisante plus, le rasta, que réjouissent les couleurs vives, trouve gaies et seyantes celles du drapeau qu'il a vu flotter sur Paris en fête. Et il ne nous lâche pas toujours aux heures de branle-bas.
La guerre, c'est encore pour lui une façon d'Exposition où il y a de quoi se divertir et cogner. Il s'enrôle dans nos rangs, poussé par la gratitude: "Après tout ce qu'ils ont fait pour moi... j'irai, oui, moi Ramon... moi, Henrique..." Et il prend son fousil avec une belle humeur de troupier, apportant à la bataille cette espèce de cannibalisme qu'il met dans tout, dans la dépense et dans la noce. Pieds dans la neige et ventre creux, il est toujours "à la hauteur", ses olle, ses jota sont la gaîté des tristes bivouacs, et ses mains dégantées font grand ouvrage. Dix-neuf ans sont passés depuis que... Mais on se rappelle, ainsi qu'au premier jour, la légion étrangère. Dans la plaine et le long des bois, sur les bords du fleuve la Loire, il en a coulé du sang de rasta! Du sang naturalisé français par les sillons qui l'ont bu.
Henri Lavedan.
Revue Illustrée, Juin 1889-Décembre 1889.
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