Le chat effrayé.
Avez-vous déjà, amis lecteurs, étudié l'attitude d'un chat, lorsque vous courez dans la rue; il vous entend de loin et dresse l'oreille au bruit de vos pas; vous vous rapprochez, il bombe le dos; vous approchez encore, ses poils se hérissent; il est ramassé sur lui-même, toute sa puissance d'observation tendue vers l'ennemi qui s'avance au galop; il est prêt à bondir, il vous regarde fixement, et si, parfois, sa prunelle phosphorescente se détourne de vous, c'est pour mesurer d'un œil rapide toutes les chances d'issues qui s'offrent à droite et à gauche; s'il ne s'écarte pas plus vite du chemin que vous suivez, c'est qu'il se défie des brusques changements de votre tactique; il demeure là, les jarrets pliés; et, quand vous serez sur lui, d'une rapide contraction de ses muscles d'acier, il sortira de votre trajectoire et... vous échappera.
Vous couriez sous l'empire de préoccupations fort étrangères, et vous n'avez rien vu de cette tragédie à un personnage, si par hasard vous l'auriez entrevu, vous n'auriez pas manqué d'en sourire.
Pourquoi sourire de pitié parce qu'il se croit l'objet de toutes les manifestations qui se produisent dans la rue? La faiblesse excuse cette naïve conviction.
N'avons-nous pas, nous autres humains, la même vanité puérile, sans avoir la même excuse? Tous les événements qui se produisent dans notre rayon nous paraissent être sans rapport direct avec nous. Tantôt nous nous considérons comme la cause, tantôt comme le but, mais nous ne pouvons admettre que nous y soyons étrangers.
- Mme X... a invité telle personne à son bal pour me narguer.
- Mme Y... n'aurait pas arboré des plumes oranges, si mon exemple ne l'avait pas enhardie.
- Mme Z... a fait cesser le dessin à son fils parce que les succès du mien le rendaient trop jaloux.
- La famille B... est revenue de la campagne, elle nous évite pour ne pas avoir à nous saluer.
- Geneviève pose maintenant pour apprécier Bourget; si je ne lui avait pas fait connaître, elle l'ignorerait encore aujourd'hui.
Contre toute vraisemblance et contre toute équité, nous nous faisons le centre du petit cercle dans lequel nous vivons; nous considérons les choses et les êtres non dans leur valeur propre, mais dans leur valeur relative à nous.
Sous cet angle visuel absolument déformant, nous voyons mal; nos jugements sont faux, quelle que puisse être notre bonne foi. C'est là l'origine de colères inutiles, d'indignations injustes, de rancunes malhonnêtes et de déceptions gratuites.
L'erreur de notre pensée se traduit dans notre conduite, nous sommes de véritables hochets agités en tous sens par des impulsions chimériques, alors que nous croyons vraiment être des gens raisonnables qui utilisent des auxiliaires ou déjouent des complots ennemis.
Notre vanité ne peut s'accommoder aisément de la mesquinerie de notre rôle; elle ne peut admettre que la vie adjacente ne pivote pas autour d'elle; elle va même jusqu'à préférer la souffrance qui lui procure la haine des autres au calme donné par leur indifférence.
Le sage sait seul accepter la place étroite qui lui est départie; il n'envie ni la responsabilité des chefs ni l'éclat des fortunés; il se rend compte que chaque être doit être indépendant, au moins en partie, et qu'il n'est pas normal qu'un seul d'entre eux tienne les fils qui font mouvoir plusieurs de ses semblables. Convaincu de son obscurité, il juge sainement et se tient à l'écart des ambitions injustes et des désillusions vaines.
Mme Elise.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 7 janvier 1906.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire