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vendredi 14 mars 2014

Les femmes qui fument la pipe.

Les femmes qui fument la pipe.

Le mot tabac est né en Amérique. C'était en premier lieu, d'après Schavend, le nom du vase dans lequel les indigènes fumaient. La plante elle-même s'appelait Cohiba. D'autres font dériver ce nom de l'île Tabago, une des petites Antilles.
Les indigènes mâles n'étaient pas les seuls à fumer. Jacques Cartier, le célèbre navigateur qui donna le Canada à la France, avait remarqué la curieuse manie des habitants, hommes et femmes de la Nouvelle-France: "Ils possèdent, a-t-il écrit, une certaine herbe dont il font provision dans un petit sac pendu à leur cou; ils s'emparent d'un morceau de bois creux semblable à un sifflet et placent l'herbe sèche et même en poudre à une extrémité de ce sifflet, dont l'autre extrémité est dans leur bouche; ils placent dessus un charbon, aspirent la fumée et la rendent par la gorge; leurs narines font ainsi l'office de la cheminée des maisons. Nous les imitons; mais la fumée, en arrivant dans notre bouche, nous brûle comme du poivre."
Les contemporains de Cartier s'accoutumèrent peu à peu à la fumée. Le tabac devint bientôt une mode. Ce fut une révolution dans les mœurs. Catherine de Médicis s'en déclara la propagandiste convaincue. Elle voyait en lui une panacée universelle et, dans son usage, la source d'une puissance quasi surnaturelle. Fascinée par les rapports merveilleux lus dans les publications de son compatriote Améric Vespuce, sur les effets chez les indiens de leur bon génie personnifié dans la plante Pétun (tabac), elle avait pour elle la même vénération.
Ce qui lui valut d'être surnommée la royale marraine du tabac, qu'on dénommait aussi à l'époque, herbe à la reine, Médicée, Catherinaire, herbe de Sainte-Croix. La plante favorite de l'Italienne était partout. Elle étalait la majesté de sa tige et de ses feuilles dans les jardins comme dans les boudoirs royaux. Imitant les prêtres indiens, Catherine s'enfermait seule et s'enveloppait bientôt d'épaisses fumées qu'elle tirait de son calumet. Elle se croyait alors inspirée. D'autres voyaient dans cette pratique des rites diaboliques: des antitabagiques de l'époque ont prétendu que l'influence de la nicotine chez la reine n'était pas étrangère au massacre de la Saint-Barthélémy. Petites causes, grands effets!
Naturellement, les intimes de la reine partagèrent un instant cette dévotion à la pipe. Mais elle fut vite abandonnée. Et il faut consulter Saint-Simon, cet ébruiteur de scandales, pour en retrouver la trace à la cour de Versailles. Les princesses, elles avaient toutes les audaces, s'introduisirent nuitamment dans le corps de garde et dérobèrent les brûle-gueule des soldats endormis, pour fumer à leur tour comme des sapeurs.
La princesse de Galles combattit ce penchant des femmes pour le tabac en quelques mots énergiques et qu'un poète traduisit ainsi:

                                                  O vous qui désirez devenir les égales
                                                  De l'homme en demandant une commune loi,
                                                  Vous êtes dans l'erreur, en voulant, selon moi,
                                                  Jusque dans ses défauts devenir ses rivales.

Les hiératiques Buhiles, prêtresses indiennes pour qui l'avenir n'a point de secrets, souriraient de ces mauvais vers. Quand on veut interroger l'oracle, elles se parfument de tabac en emplissant des pipes sacrées et, lentement aspirent. Elles découvrent la clé des mystères dans les volutes de la fumée bleue et, enivrées de parfum, déclament d'une voix inspirée la destinée de l'impétrant.
L'usage de la pipe est très répandu chez les Orientales: citons seulement pour mémoire le narguilé des odalisques. Les Russes et les Tchèques fument aussi, même dans la meilleure société. Dans les campagnes de Hollande, d'Irlande et en Bretagne, on rencontre communément des femmes se rendant au marché, une courte pipe de terre dans la bouche.
Les gracieuses noires du Congo, les Hottentotes, les Australiennes et les "popinées" canaques partagent aussi ces goût. C'est une mode des mieux portées chez ces dames de la Nouvelle-Calédonie; elle s'accrochent aux oreilles en guise de boucles, parmi d'autres pendeloques, des pipettes de terre qu'elles fument avec délices.
George Sand, cette originale de génie, pratiquait la bouffarde concurremment avec le cigare et la cigarette. On pourrait citer d'autres personnalités féminines qui en firent, et en font encore autant. Mais ce serait du bavardage. Il existait même aux beaux jours du "féminisme" un club, dans le quartier de l'Europe, dont chaque adhérente était tenue de fumer pendant la durée des séances. tous les membres avaient leur canette de bière; entre temps, des tartines au caviar circulaient dans l'assistance. Et tous ceux qui fréquentèrent la côte basque, ont bien connu cette princesse très séduisante, d'origine slave, dont les allures masculines scandalisaient assez de Biarritz à Hendaye. Qui ne l'a rencontrée, chassant les palombes, aux alentours du lac Chiberta, en son costume de Diane moderne, une courte pipe de bruyère entre les dents?
L'usage de la cigarette s'est d'ailleurs généralisée chez les femmes. De là à la chibouque algérienne, il n'y a qu'un pas; beaucoup envahissent les wagons de "fumeurs". Et ce serait plaisanter de demander si le tabac les gène.
Qu'il nous soit permis d'ajouter, comme exception, l'amusante histoire arrivée tout récemment en Allemagne à l'archiduchesse de S... , colonelle d'un régiment de dragons bavarois. elle voyageait un jour incognito, sans dames d'honneur ni suivantes. Comme elle manifestait qu'elle était incommodée par la pipe de porcelaine que fumait avec conscience devant elle, sans avoir sollicité l'autorisation, un gros sous-officier de grenadiers de la garde:
- On ne fume donc pas dans votre régiment? goguenarda celui-ci.
Il ne savait pas si bien dire.
- Que dans mon régiment, on fume, c'est possible, répondit aussitôt l'archiduchesse; mais dans ma compagnie, mon garçon, on ne fume pas.

                                                                                                             André Savignon.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 25 février 1906.

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