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jeudi 20 mars 2014

Un curieux procès.

Un curieux procès.

Un curieux procès vient de se plaider à X... , dans un département que j'appellerai "les deux Y... " pour ne pas le désigner plus clairement.
D'abord le sujet du litige:
"Le 17 du mois dernier, le plaignant, âgé de cinquante-deux ans, rentier, habitant à X... , entrait vers trois heures de l'après-midi dans la boutique du sieur Roseau, marchand de chaussure dans la ville susnommée, et, s'étant assis sur une chaise affectée à cet usage, demandait à acheter un solide soulier à lacets pour son pied droit, attendu qu'ayant été amputé du pied gauche à la suite d'un accident, un soulier unique était nécessaire et suffisant.
Le sieur Roseau ayant répondu qu'il voulait bien consentir à fabriquer sur commande un soulier unique, mais qu'il lui était impossible de dépareiller une paire de chaussures, et le plaignant ayant émis la prétention de ne pas s'en aller sans avoir obtenu satisfaction, alléguant le besoin immédiat qu'il avait d'une chaussure pour son pied droit, une altercation s'ensuivit, à l'issue de laquelle profitant de l'état d'infériorité physique manifeste dans lequel se trouvait le plaignant du fait de sa mutilation, le sieur Roseau expulsa de sa boutique, non sans violences, le plaignant, qui demande au tribunal de faire respecter son droit d'acheteur et demande en outre, cent francs de dommage et intérêts pour le préjudice à lui causé."
Après dépositions et plaidoiries, le tribunal, après en avoir délibéré, a rendu le jugement suivant:
"Le tribunal, attendu que le fait que le plaignant n'a qu'un pied ne le dispense nullement de l'usage du soulier;
"Qu'au contraire, la qualité d'unité donne au soulier du plaignant un intérêt exceptionnel, puisque cet intérêt, généralement réparti sur deux souliers, se concentre dans l'espèce sur une pièce unique;
"Attendu qu'il résulte du rapport d'un médecin que le plaignant n'a bien en effet qu'un pied et que sa demande d'achat d'un seul soulier n'était pas une plaisanterie destinée à exaspérer le sieur Roseau;
"Attendu qu'il est absolument logique qu'un individu n'ayant qu'un pied ne désire faire emplette que d'un seul soulier, l'achat du soulier complétant la paire constituant pour lui une dépense inutile;
" Attendu qu'il est donc tout naturel que le plaignant soit entré chez le sieur Roseau qui est marchand de chaussures, et ait demandé un soulier et non deux;
"Attendu que nulle affiche ni à l'extérieur, ni à l'intérieur du magasin du sieur Roseau ne prévient les acheteurs que les paires de chaussures ne se détaillent pas;
"Attendu que rien n'autorise un marchand à refuser à un client un objet par lui mis en vente, si ce client consent à en donner le prix demandé;
"Attendu que dans l'espèce il ne s'agissait pas pour le marchand d'une perte définitive, puisqu'il pouvait espérer rencontrer un client amputé du pied droit à qui il aurait placé le soulier gauche laissé pour compte;
"Attendu même qu'il était facile à Roseau de fabriquer un nouveau soulier pour compléter la paire, ce qu'il n'eut pas manqué de faire si un accident quelconque aurait dépareillé cette paire;
"Attendu, cependant, qu'il est juste que le tribunal fasse la part de la surprise du sieur Roseau à la demande anormale du plaignant et prenne en considération l'irritation qu'a dû lui causer une opération un peu en dehors des habitudes;
"Attendu que le tribunal, dans un esprit de justice, désire faire la part de la malchance du sieur Roseau, victime d'une fatalité qui eût tout aussi bien pu conduire ce client exceptionnel chez un de ses confrères;
"Ordonne que le sieur Roseau devra vendre au plaignant une seule chaussure à son pied et le condamne à un franc de dommages-intérêts seulement et aux dépens."
Le sieur Roseau a accepté le jugement, mais il a affiché sur sa devanture l'avis suivant:
Les chaussures ne se vendent que par chiffres pairs.

                                                                                                                  Miguel Zamacoïs.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 18 mars 1906.

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