Comment les émigrants sont reçus à New-York.
Les Etats-Unis ont tiré un étrange profit de l'émigration européenne: c'est en effet cette population qui a formé une bonne partie de l'énorme population de la Confédération Américaine, en lui donnant certaines caractéristiques nationales. De 1821 à 1900, les Etats-Unis n'ont pas reçu moins de 19 millions d'immigrants, envoyés pour 5 millions par l'Allemagne, pour 3 millions pour l'Angleterre, pour 1.250.000 par la Scandinavie, pour 1 million par l'Autriche, autant pour l'Italie, etc. Cependant aujourd'hui les Américains du Nord ne sont plus aussi satisfaits que jadis de voir venir à eux des Européens quittant leur pays natal: l'ouvrier américain en particulier craint la concurrence, sans se rendre compte que ce courant énorme de bras permet seul la mise en oeuvre des immenses territoires américains.
Précisément à cause de cette hostilité, au moins relative contre les immigrés venant d'Europe ou même d'ailleurs, la réception des immigrants ne se fait plus comme jadis. Elle a lieu dans ce qu'on appelle "l'antichambre de la terre promise", en langage familier; tout simplement l'île d'Ellis: petite île située au sud de l'île du Gouverneur, dans la baie de Gravesend, à New-York. Tous les immigrants, c'est à dire les passagers de troisième classe, sont débarqués sur cette île. On y aperçoit de loin une énorme construction en briques et en fer; c'est le bâtiment des immigrés; c'est au quai construit le long de ce bâtiment que les bateaux transatlantiques débarquent tous leurs passagers de troisième classe.
Nous n'avons pas besoin de dire que c'est une véritable scène de Babel que ce débarquement simultané d'une cohue d'hommes, de femmes, d'enfants, appartenant à toutes les nationalités, et parlant chacun, bien entendu, leur langue nationale. Ces centaines d'individus, en arrivant dans le grand bâtiment dont nous venons de parler, se partagent en deux courants, et suivent deux escaliers différents. L'un est destiné aux immigrants qui sont attendus par quelque membre de leur famille habitant déjà les Etats-Unis ou par un patron avec lequel ils sont en relation. L'autre escalier livre passage aux immigrants qui ne connaissent personne. Et encore, dans chacun de ces escaliers, ménage-t-on deux courants parallèles, suivant qu'il s'agit de personnes devant rester à New-York ou ayant déclaré vouloir se diriger vers une autre région des Etats-Unis.
Pour éviter les erreurs chez les gens qui ne connaissent point généralement l'anglais, chaque immigrant porte à son chapeau un papier vert épinglé, et de plus un numéro d'ordre attaché à sa poitrine. On a toutefois installé tout une série de salles différentes, chacune affectée à une nationalité, où les malheureux à peine débarqué du bateau, et encore fatigués par le long voyage, trouvent les interprètes pouvant répondre à leurs questions.
Mais ce sont surtout des questions qu'on va leur poser et auxquelles ils auront à répondre. Tout d'abord on leur fait subir une visite médicale: car les Américains entendent ne plus recevoir chez eux des individus qui ne sont pas bien portants, et qui soient susceptibles de tomber à charge des bureaux de bienfaisance. Cette visite générale et rapide est faite par un médecin; et s'il soupçonne une maladie un peu sérieuse, on envoie l'individu dans une autre salle où il passera une visite plus détaillée. Ensuite l'immigrant est conduit auprès d'un employé qui va lui poser une série de questions, destinées à s'assurer que les indications données par la compagnie de navigation ayant transporté l'émigrant sont bien exactes. Il faut que le malheureux dise s'il va rejoindre un parent, s'il connait véritablement bien le nom et l'adresse de celui vers lequel il va se diriger; il faut qu'il fasse connaître s'il n'a jamais été en prison ou dans un asile, s'il est déjà venu aux Etats-Unis; qu'il indique quelle est sa profession, s'il est marié ou célibataire, où il résidait avant de s'embarquer; qui lui a payé son billet, s'il ne l'a pas payé lui-même. Il doit avoir en poche au moins 50 dollars (150 francs).
Si l'immigrant n'est pas à même de répondre de façon satisfaisante à toutes ces questions, il sera gardé dans une des salles, jusqu'à ce que des renseignements précis parviennent à son égard. Si d'ailleurs on a jugé que son état de santé n'est pas suffisant pour être admis sur le territoire de la Libre Confédération Américaine, on le gardera dans l'île Ellis jusqu'au prochain départ d'un paquebot; il sera rembarqué d'office pour son pays, et aux frais de la compagnie de navigation qui est responsable des individus qu'elle transporte. Si on lui accorde l'entrée définitive aux Etats-Unis, il devra payer 2 dollars pour cela. Du reste, tout enfant de moins de 16 ans non accompagné d'un de ses parents, se voit refuser l'entrée sur le territoire des Etats-Unis. Pour les gens qui ne possèdent pas 50 dollars, s'il s'agit d'un homme bien portant de 20 à 25 ans qui ait une profession qu'on juge convenable, on lui permettra d'entrer sur le territoire de la Confédération, parce qu'on estime qu'il pourra facilement y gagner sa vie.
L'immense hôtel de l'île d'Ellis comporte dans une de ses grandes salles un buffet, où toutes sortes de matières alimentaires sont mises à la disposition des immigrants à un prix très bas; dans une autre salle, ils trouvent un bureau de change, qui leur permet de convertir leur argent en monnaie américaine (qu'ils n'acceptent pas toujours avec une très grande confiance). Il y a également dans le bâtiment deux dortoirs de 500 lits chacun, où les refusés, comme l'on dit, ceux que l'on entend faire revenir dans leur pays d'origine, vont être logés gratuitement en attendant le départ du prochain paquebot.
L. Viator.
Le Journal de la Jeunesse, premier semestre 1913.
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