Héroïnes par amour.
Alors que les écrivains français s'ingénient à démonter le mécanisme de la "petite femme" boulevardière, malfaisante et bête, les romanciers anglais, américains, s'efforcent au contraire, de tracer les pures images de celles qui se haussent jusqu'à l'héroïsme pour continuer leur affection, leur tendresse à l'homme aimé. Sans doute les femmes qui se dévouent à leur foyer sont nombreuses, mais leur roman intime ne passionnerait pas des lecteurs nourris d’œuvres aux pages tragiques. Les conteurs étrangers ont donc empruntés à la vie réelle des exemples particulièrement brillants de courage et d'énergie accomplis par celles qui aiment.
C'est ainsi que le roman de Robert-Louis Stevenson: La plage de Falaise, si goûté des jeunes anglo-saxonnes, fut inspiré par une histoire vraie, une histoire de petite sauvage amoureuse, véritable héroïne de Loti.
Elle se nommait Lélua, une petite fille-fleur des îles Hawaï. Un jeune blanc vint chez les sauvages, un Américain, Macpherson, charmeur de serpents, preneur d'oiseaux rares. Elle l'aima pour sa force, la brusquerie de ses manières, ses allures d'homme supérieur, de civilisé.
Macpherson voulut bien accepter l'hommage de cette petite femme-enfant, au nom chantant, au corps frêle et souple, à l'âme toute simple et bonne. Et ils firent leur nid de branches et de feuilles.
Peu après leur union, l'homme civilisé fit preuve de sa supériorité morale, battant Lélua, l'obligeant à dépouiller les siens à son profit. Puis dès qu'il eut amassé quelque argent, le trafiquant abandonna sa femme pour continuer sa vie d'aventures. Et la petite sauvage demeura seule, méprisée des gens de sa race, regrettant le blanc brutal et alcoolique.
Cependant Macpherson atteint de la lèpre, fut relégué par les hommes de sa couleur sur un morceau de terre ses îles Molokaï, un rocher désert, un coin à pourrir.
Lélua apprit la détresse de l'aimé. Aller vers lui, c'était vouloir une mort affreuse, une lente agonie, l'émiettement hideux d'un être si joli. Elle s'embarqua sur un canot poussé par les siens vers ce lieu maudit. Puis, les rameurs refusant d'approcher l'homme pestiféré, elle se mit à la mer, nagea vers son destin.
Son amour de femme simple, "naturelle", n'est-il pas supérieur moralement à celui qui conduisit la princesse Henriette de Lichtenstein dans un couvent de bénédictines, niché dans une fissure des Pyrénées espagnoles?
Cette grande dame aimait un lieutenant de dragons, pauvre et de sang "peuple". Le jeune officier avait pu lui faire connaître qu'elle pouvait disposer de sa vie. Mais l'"adorée" ne pouvant épouser l'homme qu'elle avait choisi, ne sut qu'abandonner son titre, son rang, sa fortune, pour quitter un monde détesté. Elle eut assez de force pour se suicider moralement mais ne songea pas un instant à conquérir la liberté et vouloir la vie à deux, aventure que tentent chaque jour les bêtes les plus faibles de la création.
Une grande amoureuse.
Sous le règne de la terrible Elisabeth de Russie, une grande dame russe montra, par amour de son mari, une vaillance digne d'être célébrée par quelque poète épique.
Un homme d'état, Lapoukine, avait mérité, pour des raisons politiques, la haine de l'impératrice. Il fut envoyé aux mines de Sibérie. Sa femme Thérèse Lapoukine sollicite de la souveraine l'autorisation de le suivre en exil. Cette faveur lui fut refusée.
- Conseillez à votre maîtresse de m'accorder la grâce que je sollicite, déclara la femme du déporté à l'envoyé d'Elisabeth, sinon, je me vengerai. Je la sais cruelle et perfide, mais je fais le serment, si elle repousse ma requête, de dévoiler, à tout venant et en tous lieux, certaine aventure scandaleuse où fut compromis la dignité de la couronne. Et je me pique d'étonner ceux-là même que rien ne saurait surprendre en ce qui concerne les mœurs de notre souveraine.
Le propos fut transmis tel quel à Elisabeth. La grande impératrice était incapable de clémence, malgré son beau commerce d'esprit avec tous les philosophes humanitaires. Elle maltraita fort le rapporteur de cette insolence et dit furieuse:
- Je saurais bien faire taire la pécore.
Le jour même, une troupe de soldat envahissait la maison des Lapoukine, s'emparait de Thérèse et l'entraînait vers une place publique. Le bourreau attendait la victime qui lui avait été promise. La noble femme fut fouettée devant le populaire et on lui arracha la langue.
Son mari, ramené de Sibérie, partagea la prison souterraine où la martyre de l'amour conjugal, se traînait sur la paille, sanglante et mutilée.
Par la suite, il est vrai, Pierre III, apitoyé ou redoutant quelque rébellion des grandes familles russes, rendit la liberté aux victimes d'Elisabeth et leur offrit sur sa cassette un million de roubles et de vastes terres près d'Ustillich.
L'immense fortune actuelle des Lapoukine fut méritée par la bravoure d'une grande amoureuse.
La reine de San-Francisco.
C'est dans le merveilleux roman de la vie réelle que l'écrivain américain Bret Harte a rencontré "Miggle" l'héroïne par amour bien connues des lectrices du nouveau monde.
Elle se nommait Kalamadzoo-Kate, ce qui veut dire Kate de Kalamadzo (Michigan). Nous avons eu, en France, des demoiselles Émilienne d'Alençon ou d'autres lieux!
Au moment où la vieille Europe envoyait ses enfants les plus hardis conquérir les trésors de l'Eldorado, Kate régnait par son esprit et sa beauté sur tout un peuple de chercheurs d'or. C'était l'idole de ces rudes chevaliers d'aventure.
Les bijoux les plus rares, les équipages les plus somptueusement harnachés, les toilettes les plus riches appartenaient à Kate, par droit de séduction. On pardonnait à Kate toutes les extravagances. Elle était la grâce de ce temps de barbarie où l'on se disputait l'or à coups de pioche et à coup de couteaux.
Un jour, Kate disparut, abandonnant toutes ses richesses en la demeure presque impériale que lui avait offert le plus récent de ses adorateurs. San-Francisco pensa que sa reine courait le monde en incognito, pour la satisfaction de quelque caprice passager et futile. Mais il lui fallut déchanter, Kate ne revenait pas reprendre le sceptre de l'élégance. Était-elle devenue captive de flibustiers? Était-elle morte dans quelque rixe allumée par ses beaux yeux de conquérante d'hommes?
On apprit, enfin, par un mineur venu du Nord, que la reine des chercheurs d'or était devenue serveuse dans une mauvaise auberge, non loin de Kalamadzo, lieu de son origine.
Kate avait appris que son ancien fiancé, devenu paralytique, vivait dans un dénuement absolu. Et l'amour d'autrefois avait refleuri si bellement dans l'âme de cette grande coquette qu'elle avait quitté son peuple de courtisans pour venir en aide à l'élu de ses quinze ans. La souveraine de San-Francisco, Kate-l'idole, lavait la vaisselle, servait les voyageurs de mince importance pour gagner les dollars qui faisaient vivre l'infirme.
Et l'homme, ne pardonnant pas l'ancienne trahison, devenu coléreux, brutal, employait ses dernières forces à frapper le tendre visage penché sur sa souffrance, sur sa détresse.
Mais Kate continua son oeuvre de consolatrice jusqu'au bout. Puis son fiancé mort, elle mourut doucement, faute de n'avoir plus à l'aimer.
Quelle merveilleuse source de puissance que l'amour, forme la plus parfaite de la vie, qui transforme de faibles femmes, de futiles "petites femmes" en héroïnes plus admirables que les plus grands conquérants!
Mon Dimanche, Revue populaire illustrée, 14 juin 1903.
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