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mardi 31 décembre 2013

Le jour de bal.

Le jour de bal.

On affirme que son premier Jour de Bal est pour une jeune fille une source d'émotions et d'appréhensions qu'elle ne retrouve plus qu'à l'heure des fiançailles. Eh bien! même chez la femme accoutumée à toutes les cérémonies mondaines, le Jour de bal provoque des soucis, des craintes, des terreurs: si elle n'allait pas être prête, pensez quelle catastrophe! Le charmant conteur Eugène Chavette va nous faire passer par toutes les transes de la dame qui veut aller au bal.

Dès le matin tout est en l'air, les armoires sont bouleversées: dentelles, diamants, rubans sont éparpillés sur tous les meubles, pour la toilette qui n'aura lieu que dans douze ou treize heures. Madame est impatiente, nerveuse, grincheuse. Elle attend!



Qui attend-elle? me direz-vous, car il n'est que dix heures du matin. Parbleu! elle attend Albert, le fameux Albert, le roi des coiffeurs, le Léonard du dix-neuvième siècle! Albert qui ne coiffe que des têtes en vogue! Albert chez lequel on s'est fait inscrire huit jours à l'avance! Albert qui, en une demi-heure, sait faire des cheveux de sa clientèle un chef-d'oeuvre capillaire.
Aussi trente noms des plus illustres du high-life féminin sont-ils inscrits pour aujourd'hui; mais, à une demi-heure par chacune de ces têtes charmantes, c'est quinze heures qu'il faut à l'intrépide grand homme pour arriver au bout de sa tâche.
On intrigue près de lui, mais encore faut-il qu'il commence par la première des trente têtes élues parmi la centaine. Cette première passera à dix heures du matin, et elle doit encore s'estimer heureuse.
Donc, il est dix heures, et madame s'impatiente! dix heures deux minutes! il n'est pas là! Albert manquerait-il de parole? Se serait-il laissé corrompre à prix d'or par une rivale? Horrible supposition, moment plein d'angoisse! "Mon Dieu, rappelez à vous mon mari, mais envoyez-moi Albert!!!"
Enfin, la soubrette accourt: c'est lui! A ce moment on quitterait son père au lit de mort, on ne ramasserait même pas la croix de sa mère, on sacrifierait tout pour ne pas faire attendre l'illustre praticien; car l'autocrate n'attend pas; la plus fière devient humble devant le grand homme, qui dicte ses ordres et impose ses volontés.
Il décide des rubans, des fleurs, des diamants.
On se tait, on obéit, car à la moindre insurrection, le maestro capillaire arrêtera son pyramidal coup de peigne
Enfin, madame est coiffée...coiffée par le fameux Albert! Il est onze heures du matin, et le bal est pour minuit.



Pendant treize heures, elle va rester raide, immobile, de peur de déranger le remarquable édifice. Au dîner, elle ne mangera pas; ce serait vouloir étouffer dans le corset qui doit dessiner sa fine taille. Les heures s'écoulent lentement dans le double tourment de l'immobilité et de la faim.
Voici enfin l'heure de s'habiller.
Alors les nerfs recommencent leur jeu et l'impatience se réveille.
Si le couturier Worth allait manquer de parole! car Worth, qui complète la paire d'illustrations à la gloire de ces dames, a bien voulu se charger du costume. Ce monarque de la toilette doit envoyer un de ses ministres à la dernière heure... dans une voiture qu'on lui a expédiée. De dix minutes en dix minutes, les courriers se succèdent, apportant des nouvelles... On finit la jupe...On achève le corsage...On retouche la ceinture... (Pour une dame du monde élégant, toute robe arrivée de chez le fournisseur deux heures au moins avant d'être mise n'est déjà plus une robe neuve.)
Bientôt minuit, et pas de robe! 
Enfin, elle arrive!
La porte cochère et toutes les autres sont ouvertes béantes pour que l'étoffe bien gonflée puisse entrer sans être fripée. Alors, on passe la robe. (Ah! Mon Dieu! prenez bien garde à la coiffure!) Toute la maison entoure la toilette endossée; l'essayeuse et ses deux femmes de chambre, au besoin la cuisinière, voire la concierge, tout le personnel féminin est mis en réquisition. 



L'une à genoux découd et recoud la jupe; l'autre serre la ceinture trop large; celle-ci débride les épaules. On ajoute un nœud, un ferret, une touffe, un ruban. On bouffe l'étoffe, et ci...et ça...mille ordres, mille soins, et, en fin de compte, madame n'est pas satisfaite...
La voilà donc habillée. On pense alors au mari, qui a regardé en silence, car un vieux parfum de prudence lui enseigne que ce n'est pas le moment de demander à sa femme le nombre de ses tabliers de cuisine. On monte en voiture; monsieur s'installe dans son coin, s'effaçant autant que possible.
Madame, au lieu de s'asseoir, s'appuie les genoux sur la banquette de devant, et, le corps courbé en avant, reste immobile pendant le trajet. On croirait qu'elle fait sa prière. Précaution insuffisante pour n'être pas froissée. Hélas! que n'a-t-elle la fortune qui permet à la comtesse de X... d'avoir une voiture spéciale pour aller au bal, haute de plafond et sans banquettes, dans laquelle, en se maintenant à deux fortes poignées, on se tient debout.
On arrive. Dans l'escalier, monsieur fait bouffer une dernière fois la robe. Dans l'antichambre, elle interroge la psyché sur sa toilette et sa coiffure, tout est intact. Sauvée! Mais on a l'estomac creux...Bah! on le calmera avec des glaces et un biscuit.
Il faut vaincre!!!
Dans un coin, en philosophe, le mari, peut être répétera ce mot: "La femme est une bien jolie idée qu'on a gâtée!"

                                                                                                             Eugène Chavette.

Mon Dimanche, Revue populaire illustrée, 26 avril 1903.

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