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jeudi 19 décembre 2013

Le carnet de Madame Elise.

La fâcheuse routine.


Je connais un philosophe sceptique et désabusé qui formule ainsi le résultat de ses longues observations sur l'humanité: "il y a peu d'individus capables d'avoir une idée personnelle par jour; tous les autres se laissent guider dans leurs pensées, comme dans leurs actes, par l'habitude, la routine, l'exemple."
Son affirmation est malheureusement exacte; les personnes qui pensent par elles-mêmes, qui débarrassent leurs jugements des idées préconçues, des vérités toutes faites ou des opinions accréditées sans contrôle, sont rares.
Dans bien des cas, cette docilité paresseuse est sans importance; qu'on se fasse bâtir un hôtel semblable à celui de M. X..., qu'on mange les bananes comme M. Y..., voilà qui est fort indifférent. Il est bien naturel que les travailleurs et les timides laissent aux dilettantes imaginatifs la tâche de décréter ce qui est de bon goût ou de bon ton et qu'ils marchent à leur suite, sans tenter une critique pour laquelle ils n'ont ni loisirs ni aptitudes.
Mais il est un domaine dans lequel cette routine est désastreuse au premier chef, c'est le domaine moral; alors que nous devrions être guidés uniquement par le désir de faire bien; d'accomplit notre devoir, d'être charitables, indulgents, nous nous contentons de consulter d'un regard morne la conduite de nos devanciers, de nos contemporains, et d'agir comme ils l'ont fait et parce qu'ils l'ont fait.
Le pli se forme dès la première éducation: les parents déclarent devant l'enfant docile: "un petit garçon n'a pas de taches à ses vêtements", du même ton péremptoire avec lequel ils disent: "un petit garçon ne doit pas mentir"; et l'intelligence juvénile ne s'appliquera pas à faire une distinction entre les valeurs relatives de ces deux préceptes, d'autant moins que s'il manque à l'un ou à l'autre, il sera puni de façon analogue. Quoi d'étonnant à ce que ses yeux naïfs regardent avec le même mépris l'homme dont les vêtements sont tachés et celui qui vient de dire un mensonge?
On ne lui fait pas remarquer que le code du savoir-vivre se compose de préceptes d'urbanité, de politesse, agrémentés de beaucoup de convention oiseuses, tandis que la moralité de l'être procède de principes immuables supérieurs à toutes les concessions et à toutes les habitudes élégantes. Il est un honnête homme de la même façon qu'il est un homme bien élevé: par habitude et par routines. Mais quelle est la valeur de cette âme moutonnière? Elle est peut être inoffensive, paraître à certains d'une qualité supérieure dans le courant de la vie, cependant elle ne vaut pas plus qu'un rouage bien réglé et n'a pas plus d'initiative que lui.
Survienne une difficulté, une situation imprévue qui réclame une initiative personnelle, elle sera inerte, ignorant les grandes idées qui président à la vie normale, elle ne pourra être ni vraiment bonne, ni vraiment dévouée, ni vraiment généreuse, parce qu'il faut adapter chacune de ces vertus aux circonstances particulières, parce qu'il faut être ingénieux pour demeurer sincèrement noble et grand, quand les complications de la vie et la lutte quotidienne réveillent sans cesse en nous l'égoïste instinct de conservation.
La personnalité morale a besoin d'être développée par une éducation judicieuse: quand l'enfant est petit on peut lui imposer certaines contraintes vertueuses sans lui en faire saisir la portée morale, mais, à mesure que sa conscience et que son intelligence s'ouvrent, il faut dresser devant lui, avec gravité, tous ses pivots immuables qui doivent être ses points de repère dans la vie; il faut lui inculquer des principes élevés, en insistant sur la valeur primordiale qu'il doit leur attribuer.

                                                                                                               Madame Elise.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 7 juin 1903.

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