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mardi 10 décembre 2013

Ceux dont on parle.

Le Professeur Hayem.

Une invincible mélancolie vous étreint quand on se trouve en présence du docteur Hayem.
Avec son visage courbe, ses pommettes pointant sous le parchemin des joues, ses yeux brillants sous les sourcils fournis, tels des feux allumés au fond d'une caverne sombre, son crâne sillonné
                                                           ...des rides...
                                    Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux, 

ses cheveux et sa barbe, toison fine et ondulée pour qui on regrette l'encadrement du burnous, il a bien l'aspect de ces médecins arabes dont l'histoire nous parle, et malgré soi, l'on retrouve sur ses tempes ambrées le reflet pâli du fourneau chauffant la cornue où doit s'élaborer le fameux "mercure des philosophes", la mystérieuse "pierre philosophale" (encore affirmée possible de nos jours).



Souffrant de l'estomac depuis trente ans, on l'a surnommé, l'Arabe gastralgique.
Il est donc tout naturel qu'il ait spécialement porté son attention sur les troubles de l'estomac, organe prépondérant dans le fonctionnement de l'automobile humaine.
Il est également tout naturel qu'avant de se soumettre lui-même à de tels traitements nouveaux, le docteur Hayem ait pris la précaution louable d'appliquer ceux-ci à de très nombreux malades.
C'est ainsi qu'on le vit, pendant des années et des années, faire avaler à ses clients dyspeptiques des mètres et des mètres de caoutchouc.
Une fois le tube arrivé au centre de l'estomac, le docteur ajustait à l'extrémité libre une pompe à bicyclette et pompait, pompait, pompait jusqu'à menace d'éclatement, non de l'estomac (comme vous pourriez le croire) mais du tuyau de caoutchouc.
A ce moment, le docteur Hayem, cessant de pomper, tapotait savamment le ventre du patient et, après quelques palpations supplémentaires, prononçait gravement son diagnostic qui variait peu: chez la femme: "gastrite du corset"; chez l'homme: "gastrite médicamenteuse".
C'est à dire que, d'une part, le corset "étranglait" le pauvre estomac entre les côtes et le foie, et d'autre part, les hommes ne portant guère de corset (sauf le professeur Dieulafoy, dit-on), les souffrances digestives provenaient de l'abus des médicaments pris, justement, pour remédier à ces troubles stomacaux.
Les intimes du docteur Hayem prétendent qu'il n'a jamais eu le courage de s'introduire lui-même, ou de se faire introduire par ses élèves, le fameux tube destiné à insuffler de l'air dans les plus intimes recoins de son estomac, considéré comme une simple chambre à air increvable.
C'est égal, le professeur Hayem est un "savant" dans toute l'acceptation du mot; et, s'il n'est pas très "médecin" peut-être, s'il ne plait pas dès l'abord à "la clientèle", les gens compétents savent qu'il a publié des mémoires personnels toujours suggestifs, toujours intéressants, toujours gros de faits et de déductions sur les sujets les plus divers.
Il n'est que juste qu'il soit professeur de clinique médicale, membre de l'académie, etc., etc. Malgré tout, le mérite se fait jour, et perce, et s'impose, qu'on soit Arabe, Sémite et féru de la poire à gonfler l'estomac.

Mon Dimanche, 12 avril 1903.

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