Le pont du Gard.
Le pont du Gard, considéré isolément, est un des plus grands travaux entrepris par les Romains dans les Gaules; mais quand on pense qu'il formait seulement la partie la plus remarquable d'un immense aqueduc de 130.000 pieds de longueur, l'admiration cède encore à l'étonnement; notre époque de petits hommes et de petites choses doit s'humilier devant ces vastes conceptions et ces constructions hardies des vieux âges.
A sa vue, une impression magique frappe l'âme du voyageur. J.-J. Rousseau s'écria en découvrant ce beau monument: " Ce que je vois et ce que j'éprouve est fort au-dessus de ce que je m'étais figuré"; et certes, l'imagination du citoyen de Genève était assez vive, pour s'accoutumer depuis longtemps aux imposantes proportions du pont du Gard, dont il connaissait les dessins et avait souvent lu la description. Cet aqueduc franchit une vallée profonde, inculte et presque sauvage, au fond de laquelle la rivière du Gardon, tantôt coule lentement, tantôt roule à grand bruit ses flots rapides à travers les rochers.
La colonie de Nîmes, protégée par Auguste, son fondateur, et comblée dans toutes les circonstances des faveurs du prince, devint bientôt assez populeuse pour sentir l'insuffisance des eaux de ses belles sources. Ce besoin qui devenait de jour en jour plus impérieux, devait être promptement satisfait chez un peuple qui ne connaissait pas les obstacles. Des recherches furent ordonnées, et les ruisseaux d'Eure et d'Airan, qui coulaient inutilement dans le vallon sauvage d'Uzès, au nord de la ville de Nîmes, fixèrent l'attention et le désir des habitants. L'abondance et l'excellente qualité des eaux déterminèrent le choix des Romains; dès lors, il ne furent arrêtés ni par la longueur du trajet, ni par les difficultés que présentaient des vallées à traverser et des rivières à franchir; il fut décidé que les eaux d'Eure et d'Airan seraient conduites à Nîmes pour servir aux sacrifices, aux bains et aux plaisirs de la colonie. Les historiens ne sont pas d'accord sur l'époque précise de la construction du pont du Gard. Les uns l'attribuent à Agrippa, d'autres à Antonin, quelques-uns à Adrien. Aucune inscription, aucun indice, ne peut fixer l'incertitude à cet égard; de là naissent les divers opinions des savants, des historiens et des antiquaires.
Ménard croit que cet immense monument a été élevé par Agrippa; cette opinion est fondée sur le goût particulier du gendre d'Auguste pour ces constructions, goût qui lui valut à Rome le titre de curator perpetuus aquarum. Agrippa vint à Nîmes l'an 735 de Rome, dix-neuf ans avant Jésus-Christ, pour apaiser les troubles des Gaules; pendant son séjour dans cette province, il fit ouvrir quatre grandes voies militaires, comme l'attestent diverses inscriptions. Ce fut sans doute à la même époque qu'il fit construire l'aqueduc du pont du Gard. Ces diverses voies, ainsi que l'aqueduc, durent exiger un temps considérable pour leur entière confection; et les immenses travaux, commencés l'an 735 de Rome, ne purent être terminés que vers l'an 750. Il est même probable qu'Auguste vint au secours de la colonie, et contribua de ses trésors particuliers à une aussi forte dépense.
Le pont du Gard est composé de trois rangs d'arcs les uns sur les autres. Le premier rang sous lequel passe la rivière du Gardon, est formé de six arches; le second en a onze, et le troisième trente-cinq, outre les deux coupures des extrémités faites par les Barbares lors de leur invasion dans les Gaules, au commencement du cinquième siècle. Toutes les arches sont à plein cintre, et portent sur des pieds-droits plus ou moins élevés. C'est au-dessus du troisième rang qu'est établi l'aqueduc, lequel franchissait ainsi la vallée du Gardon, a plus de 150 pieds au-dessus des eaux de la rivière. La longueur du monument au-dessus de la cimaise qui couronne le premier étage, est de 171 mètres; elle est de 269 mètres au niveau de la seconde cimaise, cette dernière longueur est à peu près la même au-dessus des dalles de couronnement de l'aqueduc, entre les deux extrémités rompues. La hauteur totale du pont du Gard est de 48 mètres 77 centimètres, savoir: 20 mètres 12 centimètres pour le premier étage, autant pour le second étage, et 8 mètres 53 centimètres pour le troisième jusqu'au dessus des dalles de couronnement.
La division des arches du premier et du second étage est absolument semblable. La grande arche du premier étage, sous laquelle passe exclusivement la rivière lors des basses eaux, forme le centre de l'ordonnance générale du monument. Cette arche est accompagnée de chaque côté , au premier et au second étage, de trois arcs d'un plus petit diamètre, à la suite desquels on en trouve trois autres d'un diamètre encore plus petit. Tous les arceaux du troisième étage sont égaux. MM. Grangent et Durand, dans leur beau travail, ont rectifiés plusieurs erreurs commises par les ingénieurs leurs devanciers qui ont laissé la description ou donné le dessin du pont du Gard; tous avaient reproduit le troisième étage avec un caractère de lourdeur qui détruisait la belle harmonie et l'étonnante légèreté de ce merveilleux monument.
Les deux montagnes qui forment la vallée du Gardon ne sont pas également hautes; celle de la rive gauche est beaucoup plus basse que le niveau de l'aqueduc, tandis que celle de la rive droite s'élève fort au-dessus de ce même niveau. Ainsi l'aqueduc était soutenu d'un côté par une longue suite d'arceaux semblables à ceux du troisième rang du pont; et de l'autre, il était tout de suite engagé dans les flancs de la montagne. Dans le premier cas, les pieds droits qui supportent les arcs sur le sommet des coteaux sont plus ou moins élevés suivant les divers mouvements du terrain; et dans le second, l'aqueduc engagé dans les rochers se dérobe à nos recherches immédiatement après le pont du Gard, pour ne reparaître suspendu sur de nouveaux arcs que dans la traversé des gorges et des vallées qui divisent et découpent les revers de la montagne. L'appareil du pont du Gard est dans une harmonie parfaite avec ses dimensions colossales.
Les pierres employées à sa construction ont des proportions qui nous étonnent; et l'on ne sait ce que l'on doit le plus admirer, de leur grosseur ou de la précision de leurs joints. Le parement n'a été qu'ébauché; une large ciselure, poussées seulement sur les arêtes de chaque pierre, annonce la position des assises. Le milieu des pierres est encore brut, et par conséquent en relief sur les ciselures. Les Romains, jaloux de jouir de leurs établissements publics le plus promptement possible, s'occupaient d'abord de la construction des masses, et ajournaient quelquefois l'exécution des détails des ornements extérieurs. Cette observation s'applique aussi bien au pont du Gard qu'à l'amphithéâtre de Nîmes: la colonie a joui pendant plus de quatre siècles des bienfaits de ces monument, sans se donner la peine de les confectionner.
Les pierres de taille employées à la construction du pont du Gard ont été prises dans une carrière très voisine, sur la rive gauche de la rivière. C'est dans cette même carrière que les Romains avaient puisé les matériaux des portiques de l'amphithéâtre; on y a pris encore récemment toutes les pierres qui ont servi à la restauration d'une partie de ce dernier monument.
Les fondations du pont du Gard n'ont présenté aucune difficulté; elles ont été faites sur le rocher à 6 pieds environ au-dessus des basses eaux. Les Romains n'eurent qu'à tailler le roc sur un plan de niveau, pour y établir les premières assises des fondements. Cet emplacement est un heureux choix de l'architecte qui a franchi la vallée sur le point unique où il était possible de faire passer la rivière sous une seule arche, sans être forcé de fonder une pile dans l'eau.
Le pont du Gard est entièrement construit en pierres de taille, depuis les fondements jusqu'à la troisième assise qui couronne les pieds-droits du troisième étage. Aucun moellon n'est entré dans le remplissage intérieur des pieds-droits et des arcs du premier et du second étage. Toutes les pierres sont posées à sec, sans aucune espèce de ciment, et doivent leur stabilité à la masse énorme de chaque bloc et à la précision inimitable de leurs joints.
Les Romains, en construisant l'aqueduc au-dessus des petits arcs du troisième rang, ont évité de se servir des pierres de taille dans cette seule partie du pont du Gard. Ces derniers matériaux, employés sans ciment, auraient donné lieu à des pertes d'eau et à des filtrations considérables. Aussi toute cette partie du monument est-elle construite en moellons sur les deux faces du pont et de l'aqueduc, et en maçonnerie ordinaire dans l'intérieur. Cette maçonnerie, dans laquelle il entrait beaucoup de ciment aussi dur que la pierre même, formait une masse imperméable, et prévenait toute filtration qui aurait pu nuire à la conservation du monument.
L'aqueduc était engagé entre deux murs de maçonnerie de 87 centimètres d'épaisseur; l'intérieur des murs et la base étaient recouverts d'une couche de ciment. Ce ciment, composé de chaux vive, de sable fin et de briques presque pulvérisées, est encore aujourd'hui d'une ténacité et d'une consistance égales à celles de la pierre la plus dure. On n'y trouve pas la moindre gerçure, et on ne peut y reconnaître la moindre altération. Ce n'est qu'avec beaucoup de peine qu'on parvient à en détacher quelques parties, à coups redoublés de marteau. Cette première et forte couche de ciment était recouverte, pour plus grande précaution, d'une seconde couche de mastic très-fin, et d'une couleur rouge foncée; les parties conservées de ce mastic sur les côtés de l'aqueduc sont aussi fines et aussi unies que le marbre le mieux poli.
On doit faire remarquer que l'aqueduc est construit avec les mêmes soins sur toute sa longueur, depuis les sources d'Eure et d'Airan jusqu'à Nîmes; soit qu'il fût suspendu sur des arches comme le pont du Gard, soit qu'il fût souterrain et caché dans les revers des montagnes. La seule différence qui se trouve, c'est que, dans le premier cas, l'aqueduc était toujours couronné par des dalles; dans le second, il était recouvert par une voûte en moellons.
On reconnaît, dans l'aqueduc du pont du Gard, une pétrification considérable formée de chaque côté, contre la seconde couche du ciment antique. Cette concrétion pierreuse est le résultat des dépôts successifs des eaux qui ont coulé dans l'aqueduc pendant plus de quatre siècles; car il est très-vraisemblable qu'il fut rompu peu de temps après l'invasion des Barbares en 406. Leur première pensée fut sans doute de priver la ville de Nîmes des eaux qui lui étaient portées par l'aqueduc du pont du Gard. Si cet aqueduc avait survécu aux irruptions des Barbares qui vinrent ravager les Gaules et détruire tous les monuments, il eût fini par être totalement intercepté par l'augmentation progressive de la couche pierreuse qui s'était formée.
Le pont du Gard fut rompu par les Barbares à ses deux extrémités; toutefois, ils épargnèrent le monument, en se contentant des démolitions nécessaires pour empêcher les eaux d'arriver à Nîmes, et pour mettre les habitants dans l'impossibilité de le rétablir. Cette entreprise n'a rien qui doive étonner chez des hordes de Vandales; mais on aura sans doute de la peine à croire aux mutilations exercées sur le pont du Gard dans le XVIIIe siècle; elles mirent en péril l'existence entière du monument, en occasionnant des lézardes considérables. Le duc de Rohan fut l'auteur de ces dégradations, pour faciliter le passage de son artillerie, à l'époque des malheureuses guerres de religion; il fit couper la plupart des pieds-droits des arcs du second rang sur un tiers de leur épaisseur; on démolit en même temps une partie du massif du premier rang. Une telle mesure devait entraîner la chute entière de ce beau monument, qui se trouva tout à coup privés de ses appuis sur un tiers de leur surface; s'il a résisté et survécu à cette rude épreuve, on le doit à l'énorme dimension des blocs de pierre employés à la construction.
Cette situation alarmante fixa l'attention de l'intendant du Languedoc; il envoya des architectes pour examiner l'état du pont du Gard, et déterminer les réparations nécessaires pour sa conservation. Il fut délibéré qu'on réparerait tout de suite les dégradations faites par le duc de Rohan, en remplaçant les coupures, le plus exactement possible, avec des pierres de la même carrière et de même dimension. Cette opération, accomplie avec soin, eut le plus heureux résultat. Sans cette restauration importante, il est probable qu'un des plus beaux monuments de l'antiquité ne nous offrirait aujourd'hui que des ruines.
Nous ne terminerons pas cette description du pont du Gard sans dire un mot de l'immense aqueduc dont il fait partie, et qui, partant du fond de la vallée d'Uzès, allait distribuer aux habitants de Nîmes les eaux des fontaines d'Eure et d'Airan. Aujourd'hui, ces deux belles sources, après avoir alimenté un grand nombre de moulins et d'usines, se jettent dans le Gardon, au dessus du pont du Gard et fournissent en été le plus grand volume de cette rivière. L'aqueduc depuis son origine était établi sur le revers du coteau de Saint-Maximin jusqu'au-delà du château d'Argelliès. Il suivait tous les mouvements de la montagne pour ne rien perdre de son niveau; constamment souterrain dans cette première partie, l'aqueduc était engagé en entier dans le roc vif. Les Romains avaient franchi sur de petits ponts les torrents qui se précipitaient dans le Gardon: un de ces ponts existe encore dans son entier sur la cascade de Bord-Nègre.
Après le château d'Argelliès, le coteau s'abaisse; ici les Romains ont suspendu l'aqueduc sur une longue suite d'arcs semblables à ceux du troisième rang du pont du Gard. Depuis le pont du Gard jusqu'à Nîmes, l'aqueduc avait des gorges et des ruisseaux à franchir. Les Romains devaient avoir établi de nombreux ponts aqueducs, mais il n'en reste aucun vestige; et si l'on retrouve un grand nombre de débris bien conservés de l'aqueduc souterrain, on ne peut reconnaître nulle trace des arcs qui traversaient les torrents. Tout a disparu sous les coups des barbares, et sous le soc de la charrue.
Ainsi, on voit que le pont du Gard n'était qu'une partie de cet immense et magnifique aqueduc, mais sans doute la partie la plus remarquable. Il peut donner une juste idée de l'importance de la colonie de Nîmes, puisque les Romains se sont livrés à des travaux et à des dépenses aussi considérables, dans le seul but de conduire les eaux nécessaires aux besoins et au luxe des habitants.
Le Magasin universel, juillet 1837.
Le pont du Gard est composé de trois rangs d'arcs les uns sur les autres. Le premier rang sous lequel passe la rivière du Gardon, est formé de six arches; le second en a onze, et le troisième trente-cinq, outre les deux coupures des extrémités faites par les Barbares lors de leur invasion dans les Gaules, au commencement du cinquième siècle. Toutes les arches sont à plein cintre, et portent sur des pieds-droits plus ou moins élevés. C'est au-dessus du troisième rang qu'est établi l'aqueduc, lequel franchissait ainsi la vallée du Gardon, a plus de 150 pieds au-dessus des eaux de la rivière. La longueur du monument au-dessus de la cimaise qui couronne le premier étage, est de 171 mètres; elle est de 269 mètres au niveau de la seconde cimaise, cette dernière longueur est à peu près la même au-dessus des dalles de couronnement de l'aqueduc, entre les deux extrémités rompues. La hauteur totale du pont du Gard est de 48 mètres 77 centimètres, savoir: 20 mètres 12 centimètres pour le premier étage, autant pour le second étage, et 8 mètres 53 centimètres pour le troisième jusqu'au dessus des dalles de couronnement.
La division des arches du premier et du second étage est absolument semblable. La grande arche du premier étage, sous laquelle passe exclusivement la rivière lors des basses eaux, forme le centre de l'ordonnance générale du monument. Cette arche est accompagnée de chaque côté , au premier et au second étage, de trois arcs d'un plus petit diamètre, à la suite desquels on en trouve trois autres d'un diamètre encore plus petit. Tous les arceaux du troisième étage sont égaux. MM. Grangent et Durand, dans leur beau travail, ont rectifiés plusieurs erreurs commises par les ingénieurs leurs devanciers qui ont laissé la description ou donné le dessin du pont du Gard; tous avaient reproduit le troisième étage avec un caractère de lourdeur qui détruisait la belle harmonie et l'étonnante légèreté de ce merveilleux monument.
Les deux montagnes qui forment la vallée du Gardon ne sont pas également hautes; celle de la rive gauche est beaucoup plus basse que le niveau de l'aqueduc, tandis que celle de la rive droite s'élève fort au-dessus de ce même niveau. Ainsi l'aqueduc était soutenu d'un côté par une longue suite d'arceaux semblables à ceux du troisième rang du pont; et de l'autre, il était tout de suite engagé dans les flancs de la montagne. Dans le premier cas, les pieds droits qui supportent les arcs sur le sommet des coteaux sont plus ou moins élevés suivant les divers mouvements du terrain; et dans le second, l'aqueduc engagé dans les rochers se dérobe à nos recherches immédiatement après le pont du Gard, pour ne reparaître suspendu sur de nouveaux arcs que dans la traversé des gorges et des vallées qui divisent et découpent les revers de la montagne. L'appareil du pont du Gard est dans une harmonie parfaite avec ses dimensions colossales.
Les pierres employées à sa construction ont des proportions qui nous étonnent; et l'on ne sait ce que l'on doit le plus admirer, de leur grosseur ou de la précision de leurs joints. Le parement n'a été qu'ébauché; une large ciselure, poussées seulement sur les arêtes de chaque pierre, annonce la position des assises. Le milieu des pierres est encore brut, et par conséquent en relief sur les ciselures. Les Romains, jaloux de jouir de leurs établissements publics le plus promptement possible, s'occupaient d'abord de la construction des masses, et ajournaient quelquefois l'exécution des détails des ornements extérieurs. Cette observation s'applique aussi bien au pont du Gard qu'à l'amphithéâtre de Nîmes: la colonie a joui pendant plus de quatre siècles des bienfaits de ces monument, sans se donner la peine de les confectionner.
Les pierres de taille employées à la construction du pont du Gard ont été prises dans une carrière très voisine, sur la rive gauche de la rivière. C'est dans cette même carrière que les Romains avaient puisé les matériaux des portiques de l'amphithéâtre; on y a pris encore récemment toutes les pierres qui ont servi à la restauration d'une partie de ce dernier monument.
Les fondations du pont du Gard n'ont présenté aucune difficulté; elles ont été faites sur le rocher à 6 pieds environ au-dessus des basses eaux. Les Romains n'eurent qu'à tailler le roc sur un plan de niveau, pour y établir les premières assises des fondements. Cet emplacement est un heureux choix de l'architecte qui a franchi la vallée sur le point unique où il était possible de faire passer la rivière sous une seule arche, sans être forcé de fonder une pile dans l'eau.
Le pont du Gard est entièrement construit en pierres de taille, depuis les fondements jusqu'à la troisième assise qui couronne les pieds-droits du troisième étage. Aucun moellon n'est entré dans le remplissage intérieur des pieds-droits et des arcs du premier et du second étage. Toutes les pierres sont posées à sec, sans aucune espèce de ciment, et doivent leur stabilité à la masse énorme de chaque bloc et à la précision inimitable de leurs joints.
Les Romains, en construisant l'aqueduc au-dessus des petits arcs du troisième rang, ont évité de se servir des pierres de taille dans cette seule partie du pont du Gard. Ces derniers matériaux, employés sans ciment, auraient donné lieu à des pertes d'eau et à des filtrations considérables. Aussi toute cette partie du monument est-elle construite en moellons sur les deux faces du pont et de l'aqueduc, et en maçonnerie ordinaire dans l'intérieur. Cette maçonnerie, dans laquelle il entrait beaucoup de ciment aussi dur que la pierre même, formait une masse imperméable, et prévenait toute filtration qui aurait pu nuire à la conservation du monument.
L'aqueduc était engagé entre deux murs de maçonnerie de 87 centimètres d'épaisseur; l'intérieur des murs et la base étaient recouverts d'une couche de ciment. Ce ciment, composé de chaux vive, de sable fin et de briques presque pulvérisées, est encore aujourd'hui d'une ténacité et d'une consistance égales à celles de la pierre la plus dure. On n'y trouve pas la moindre gerçure, et on ne peut y reconnaître la moindre altération. Ce n'est qu'avec beaucoup de peine qu'on parvient à en détacher quelques parties, à coups redoublés de marteau. Cette première et forte couche de ciment était recouverte, pour plus grande précaution, d'une seconde couche de mastic très-fin, et d'une couleur rouge foncée; les parties conservées de ce mastic sur les côtés de l'aqueduc sont aussi fines et aussi unies que le marbre le mieux poli.
On doit faire remarquer que l'aqueduc est construit avec les mêmes soins sur toute sa longueur, depuis les sources d'Eure et d'Airan jusqu'à Nîmes; soit qu'il fût suspendu sur des arches comme le pont du Gard, soit qu'il fût souterrain et caché dans les revers des montagnes. La seule différence qui se trouve, c'est que, dans le premier cas, l'aqueduc était toujours couronné par des dalles; dans le second, il était recouvert par une voûte en moellons.
On reconnaît, dans l'aqueduc du pont du Gard, une pétrification considérable formée de chaque côté, contre la seconde couche du ciment antique. Cette concrétion pierreuse est le résultat des dépôts successifs des eaux qui ont coulé dans l'aqueduc pendant plus de quatre siècles; car il est très-vraisemblable qu'il fut rompu peu de temps après l'invasion des Barbares en 406. Leur première pensée fut sans doute de priver la ville de Nîmes des eaux qui lui étaient portées par l'aqueduc du pont du Gard. Si cet aqueduc avait survécu aux irruptions des Barbares qui vinrent ravager les Gaules et détruire tous les monuments, il eût fini par être totalement intercepté par l'augmentation progressive de la couche pierreuse qui s'était formée.
Le pont du Gard fut rompu par les Barbares à ses deux extrémités; toutefois, ils épargnèrent le monument, en se contentant des démolitions nécessaires pour empêcher les eaux d'arriver à Nîmes, et pour mettre les habitants dans l'impossibilité de le rétablir. Cette entreprise n'a rien qui doive étonner chez des hordes de Vandales; mais on aura sans doute de la peine à croire aux mutilations exercées sur le pont du Gard dans le XVIIIe siècle; elles mirent en péril l'existence entière du monument, en occasionnant des lézardes considérables. Le duc de Rohan fut l'auteur de ces dégradations, pour faciliter le passage de son artillerie, à l'époque des malheureuses guerres de religion; il fit couper la plupart des pieds-droits des arcs du second rang sur un tiers de leur épaisseur; on démolit en même temps une partie du massif du premier rang. Une telle mesure devait entraîner la chute entière de ce beau monument, qui se trouva tout à coup privés de ses appuis sur un tiers de leur surface; s'il a résisté et survécu à cette rude épreuve, on le doit à l'énorme dimension des blocs de pierre employés à la construction.
Cette situation alarmante fixa l'attention de l'intendant du Languedoc; il envoya des architectes pour examiner l'état du pont du Gard, et déterminer les réparations nécessaires pour sa conservation. Il fut délibéré qu'on réparerait tout de suite les dégradations faites par le duc de Rohan, en remplaçant les coupures, le plus exactement possible, avec des pierres de la même carrière et de même dimension. Cette opération, accomplie avec soin, eut le plus heureux résultat. Sans cette restauration importante, il est probable qu'un des plus beaux monuments de l'antiquité ne nous offrirait aujourd'hui que des ruines.
Nous ne terminerons pas cette description du pont du Gard sans dire un mot de l'immense aqueduc dont il fait partie, et qui, partant du fond de la vallée d'Uzès, allait distribuer aux habitants de Nîmes les eaux des fontaines d'Eure et d'Airan. Aujourd'hui, ces deux belles sources, après avoir alimenté un grand nombre de moulins et d'usines, se jettent dans le Gardon, au dessus du pont du Gard et fournissent en été le plus grand volume de cette rivière. L'aqueduc depuis son origine était établi sur le revers du coteau de Saint-Maximin jusqu'au-delà du château d'Argelliès. Il suivait tous les mouvements de la montagne pour ne rien perdre de son niveau; constamment souterrain dans cette première partie, l'aqueduc était engagé en entier dans le roc vif. Les Romains avaient franchi sur de petits ponts les torrents qui se précipitaient dans le Gardon: un de ces ponts existe encore dans son entier sur la cascade de Bord-Nègre.
Après le château d'Argelliès, le coteau s'abaisse; ici les Romains ont suspendu l'aqueduc sur une longue suite d'arcs semblables à ceux du troisième rang du pont du Gard. Depuis le pont du Gard jusqu'à Nîmes, l'aqueduc avait des gorges et des ruisseaux à franchir. Les Romains devaient avoir établi de nombreux ponts aqueducs, mais il n'en reste aucun vestige; et si l'on retrouve un grand nombre de débris bien conservés de l'aqueduc souterrain, on ne peut reconnaître nulle trace des arcs qui traversaient les torrents. Tout a disparu sous les coups des barbares, et sous le soc de la charrue.
Ainsi, on voit que le pont du Gard n'était qu'une partie de cet immense et magnifique aqueduc, mais sans doute la partie la plus remarquable. Il peut donner une juste idée de l'importance de la colonie de Nîmes, puisque les Romains se sont livrés à des travaux et à des dépenses aussi considérables, dans le seul but de conduire les eaux nécessaires aux besoins et au luxe des habitants.
Le Magasin universel, juillet 1837.
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