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lundi 9 octobre 2017

Berlin.

Berlin.


Berlin est situé sur un terrain stérile et nu; tout alentour se déploient des plaines sablonneuses; c'est la Palmyre du Nord. Ses carrés parfaitement réguliers se dessinent sur les deux rives de la Sprée. A la vue de cette grande et riche capitale, on ne se douterait guère que l'emplacement qu'elle occupe avec ses faubourgs et ses jardins n'offrait, il y a cent ans, que des marais, de noires et profondes forêts de sapin, où la noblesse prussienne venait chasser le cerf, et qui retentissaient la nuit du hurlement sauvage des loups et des ours.
Le premier objet d'admiration pour le voyageur qui entre par la porte de Brandebourg est cette porte elle-même, magnifique copie des Propylées d'Athènes. Debout sur un quadrige, une statue de femme en bronze surmonte l'attique; c'est la victoire brandissant avec fierté sa lance terminée par la croix de fer. Il fut un temps où elle était esclave aux rives de la Seine. Après la bataille d'Iéna, elle suivit le vainqueur. Quand napoléon partit pour l'île d'Elbe, la noble captive revint au pays.
L’œil s'arrête  ensuite avec étonnement sur cette longue suite d'édifice construits dans le goût italien, qui borde des deux côtés l'avenue des Tilleuls, et parmi lesquels on remarque surtout l'hôtel du comte de Rœdern, intendant du théâtre royal, riche et vaste palais dont l'architecture rappelle celle du château grand-ducal à Florence.
L'avenue des Tilleuls s'arrête à la place Guillaume, décorée des statues des généraux qui se sont distingués pendant la guerre des sept ans. A droite de la place, on aperçoit l'hôtel du prince Guillaume, frère du roi, et plus loin celui des princesses de la famille royale. Ces deux hôtels, tout modernes, frais, élégants, sont ombragés par de gracieux jardins, dont les masses de verdure, s'avançant jusque sous les croisées, leur donne l'aspect d'une villa italienne.
L'édifice qui s'élève en face est massif, d'un style sévère, d'un caractère sombre; de lourdes chaînes en fer, de nombreux canons en défendent l'entrée; tout près du grand portail se dresse la statue de Blucher: c'est l'arsenal. Ces monuments, ainsi que le palais de l'Université, font d'autant plus d'effet qu'ils sont entièrement isolés. Là où se termine le palais du prince Guillaume s'ouvre une place immense, la place du château (Schlossplatz); sur la gauche, au milieu des touffes d'acacias se détachent les colonnes blanches d'un temple grec, construit sur les plus grandes proportions; les colonnes, d'ordre ionien, ont plus de quatre-vingt pieds d'élévation; elles sont au nombre de dix-huit, et surmontées chacune d'un aigle en bronze de six pieds de hauteur. Sur les côtés de l'entablement, deux statues colossales, également en bronze, représente Castor et Pollux: chacun des deux athlètes retient par les rênes un coursier qui se cabre. L'édifice entier forme un parallélogramme régulier de deux cent soixante-seize pieds de long, sur une largeur de cent soixante dix. La rotonde qui forme le centre du rez-de-chaussée n'a pas moins de soixante dix pieds d'élévation et cent quatre-vingt pieds de circuit. Dans la partie inférieure règne un péristyle avec vingt colonnes cannelées supportant une galerie par laquelle on pénètre dans les salles du premier étage qui renferment des tableaux. Au rez-de-chaussée s'étendent trois galeries, dont le plus grande a deux cents pieds de long, et qui sont consacrées aux antiques.
Le musée de Berlin est l'une des plus merveilleuse création de l'architecture moderne, et fait honneur au génie de M. Schinkel. Il est à regretter que les objets d'art que l'on y conserve ne répondent pas entièrement à tant de magnificence. Toutefois, au milieu de tant de productions médiocres; il y a quelques bons ouvrages, surtout de l'école italienne. Si l'on pouvait réunir à Berlin les collections de Munich et de Dresde, cette capitale posséderait le plus beau et le plus riche musée d'Europe.
Nous voici en face du château royal; tout est désert et silencieux; mais ne vous étonnez pas d'entendre ni tambours, ni fanfares, ni le bruit des armes près de la demeure du chef d'une monarchie toute militaire: le roi ne réside point habituellement au château; il habite, pendant une grande partie de l'année, un petit palais simple et modeste dans le voisinage de l'hôtel de la princesse de Liegnitz, son épouse.
Nous traversons le château; après avoir franchi le grand portail, nous apercevons sur notre gauche un pont magnifique (le pont du château), dont le parapet en fonte s'appuie  de distance en distance sur des blocs de granit dépolis. Ce pont nous conduit à la vieille ville (alstadt); la partie de Berlin que nous avons parcourue jusqu'ici s'appelle la ville de Frédéric (Friedrichsstadt).
Quand on a passé la Sprée, on ne trouve plus ces beaux quartiers, ces rues larges, ces constructions imposantes qu'on admire dans la Frédéricstadt; toutefois, les rues sont également tirées au cordeau et fort proprement tenues. Vous ne voyez à Berlin, ni les maisons à tourelles de Nuremberg, ni les admirables sculptures de la haute Italie. Berlin est une ville toute moderne, jolie, coquette, comme ses femmes; sans cesse elle renouvelle sa toilette; le moindre signe de vétusté l'inquiète; toute l'année, elle est badigeonnée, restaurée, fardée, décorée à neuf. La vieille ville est la partie la plus populeuse de Berlin; c'est là qu'habitent les classes industrielles, c'est là que se trouvent les casernes, les fabriques, les manufactures, la manufacture royale de porcelaine, la fonderie royale, dont les productions très-estimées forment une branche importante de commerce.
Rarement, un de ces brillants équipages qui se succèdent sans interruption sous l'avenue des Tilleuls vient s'égarer dans ces rues plébéiennes, mais on y est étourdit du fracas des armes; toute la garnison de Berlin, qu'on peut évaluer au moins à trente mille hommes, se trouve concentrée dans ces quartiers. Les parades, les revues, la musique, toute cette pompe militaire intéresse et impose dans les premiers jours; bientôt elle fatigue et devient importune.
La Sprée est une rivière large comme la Seine à Paris; ses eaux bourbeuses et jaunâtres coulent si lentement, qu'on les dirait immobiles. Son cours est à peine de 50 milles géographiques, depuis Bautzen, où elle prend sa source, jusqu'au point où elle se jette dans la Harel qui va se réunir à l'Elbe. Les rives de la Sprée sont plates, tristes, monotones; ce sont des plaines et toujours des plaines grises, froides, presque sans culture; nulle part un passage un peu pittoresque. Aussi, la seule promenade de Berlin est un parc, connu sous le nom de Thiergarten. pour y arriver il faut rentrer dans Frédéricstadt.
A droite et à gauche de la route qui conduit à Charlottenbourg, château de plaisance du roi, est le Thiergarten, les Champs-Elysées de Berlin. Il y a deux ans encore, là où circulent ces sentiers si bien sablés entre des parterres, des haies de rosiers, des touffes de plantes odorantes, se hérissaient des broussailles sauvages; un terrain humide couvert de bruyères, fermentait au soleil et exhalait des vapeurs malfaisantes. Aujourd'hui, il y a des bassins de marbre, des kiosques, des statues; un canal qui entre dans la Sprée fournit les eaux nécessaires pour alimenter les fontaines et les cascades. On y a élevé des rochers et des montagnes, les seules qui se trouvent à 50 lieues à la ronde; elle n'atteignent pas, comme on pourrait le croire, la ligne des neiges perpétuelles; aussi les ingrats Berlinois s'en sont-ils moqués. Un jour, on a trouvé suspendu à un arbre de Thiergarten une tablette avec l'inscription suivante: "On est prié  de vouloir bien ne pas écraser la montagne en marchant, de ne pas emporter les rochers dans sa poche, et de tenir les chiens en laisse, de peur qu'ils ne mettent à sec les lacs et les cascades."
Dans les deux grandes allées qui bordent Chalottenbourg, on voit, tout comme aux Champs-Elysées, des faiseurs de tours, des saltimbanques, des géants et des nains, des chiens savants, les funambules, les ménageries, etc. Ici accourent le dimanche et les jours de fête les bourgeois de la vieille ville et les ouvriers avec leurs familles. C'est une véritable assemblée populaire; je n'ai pas besoin de vous dire qu'on n'y traite point des affaires de l'Etat; il est fort prudent même de n'en pas parler du tout. De toutes parts la police dresse ses innombrables oreilles; de toutes parts elle tient ses bras levés pour saisir l'étudiant qui porterait un toast à la République. Aussi les berlinois ne perdent pas leur temps à de dangereuses et stériles discussions; ils vont voir Hansevurst (le polichinelle allemand), ou le sauvage qui déchire avec ses dents un lapin vivant et l'avale tout cru et tout chaud. Puis on se réunit sous les tentes, où l'on s'assied à des tables en plein vent pour boire de la bière blanche ou manger des pfannscuchen; il y a des pâtissiers qui en vendent jusqu'à quarante mille en un seul dimanche. La fête se termine par quelques valses joyeuses ou par des courses sur les montagnes russes.
Le Thiergarten est en grande faveur auprès des Berlinois; son seul rival est le café de Stéhély. A Berlin et dans toute la Prusse, ce nom est populaire. Stéhély est à la fois pâtissier, limonadier, confiseur, restaurateur, et de plus il tient un cabinet de lecture. Il y a un salon pour les pâtisseries; un autre où sont étalées dans des coupes de cristal, sur des assiettes de porcelaine fine, les friandises les plus délicates que puisse créer l'art du confiseur. Dans une troisième salle, vous trouvez tous les journaux et recueils périodiques qui paraissent en Allemagne; les journaux étrangers sont relégués dans un cabinet particulier, où vous pouvez lire à votre aise le Journal des Débats ou le Moniteur, les seules feuilles françaises qui ne soient pas prohibées en Prusse. Le Constitutionnel lui-même a été mis à l'index.
Dans ce salon, on parle fort peu, et à voix basse; on y lit, on y mange, et on y boit sans cesse avec une gravité imperturbable. Le chef de l'établissement, Italien d'origine, comme son nom l'indique, n'a point les manières souples et insinuantes qui caractérisent sa nation; il se tient derrière son comptoir, dans une attitude fière et impérieuse; aux salutations des personnes qui entrent, il répond à peine par un léger mouvement de tête; jamais il ne descendra de sa dignité jusqu'à servir une pratique; du haut de son bureau, il surveille ses garçons; un coup d’œil lui suffit pour exciter et diriger leur activité. M. Stopany, son associé et compatriote, est, au contraire, l'homme le plus poli, le plus obséquieux que vous puissiez vous figurer; il est sans cesse occupé à recevoir les habitués; quand même que vous n'achèteriez que pour la valeur de deux silbergroschen, il ne manquera pas de vous reconduire jusqu'à la porte, et de recommander son établissement à votre protection.
Le café de Stéhély est le rendez-vous du beau monde; mais les dames n'y viennent jamais. La société présente des aspects différents selon les différentes heures du jour. Dans la matinée, les chalands viennent y faire leurs emplettes; vers midi, après la parade, les officiers arrivent en troupes brillantes et bruyantes; à une heure, la scène change. Le bruit des sabres, les éclats de rire, les discussions tumultueuses sur une manœuvre, sur un chien de chasse, cessent tout à coup. Maintenant c'est la haute finance qui paraît, grave, silencieuse, occupées des nouvelles de bourse, et calculant les chances d'une spéculation; ce qui, du reste, ne fait aucun tort au déjeuner. Les Allemands traitent les affaires les plus importantes en mangeant.
Mais la foule devient plus nombreuse d'heure en heure. Les étrangers, les célibataires, l'étudiant qui vient de toucher le quartier de sa pension, les acteurs du théâtre royal qui sortent de leurs répétitions, se pressent autour des tables du café. Le soir, vers les huit ou neuf heures, vous rencontrerez chez Stéhély les gens de lettres. On discute les beautés ou les défauts de la pièce nouvelle. Dans ces discussions souvent très-vives, et parfois intéressantes, le journaliste recueille ses matériaux pour le feuilleton du lendemain. C'est là que vous voyez les notabilités littéraires: M. Angely, auteur de quelques spirituels vaudevilles; M. Blum, le traducteur de Scribe; M. Toepfer, qui a écrit quelques comédies; M. Louis Rellstadt, journaliste connu pour ses démêles avec Spontini, et, avant tout, M. Raupach, le plus célèbres des poètes vivants de l'Allemagne. Sa fécondité tient vraiment du prodige; il écrit par an une douzaine de tragédies ou de drames; et comme l'administration du théâtre lui paie tous ses drames l'un dans l'autre 50 thalers, il n'écrit que des pièces en cinq actes, ce qui fait à peu près 60 actes par an, sans compter les comédies et les farces qu'il trouve encore le temps de composer. Outre ces honoraires, le gouvernement prussien lui a accordé un traitement de 600 écus par an.
On parle aussi politique chez Stéhély, et même avec tout l'emportement de l'esprit de parti, quand il s'agit des affaires de la France, de la Grèce ou de l'Angleterre. Quant aux affaires de la Prusse, les Prussiens ne s'en mêlent pas; la Gazette d'Etat ne rapporte que des nouvelles des pays étrangers, tout au rebours du journal de la cour de Pecking, qui ne connait que Pecking et la Chine. A Berlin, M. Guizot et M. Thiers comptent des ennemis ou des partisans comme à Paris; un discours de M. Berryer est applaudi dans les cercles de la haute noblesse berlinoise avec le même enthousiasme qu'au faubourg Saint-Germain;
Mais ce n'est pas seulement parmi la noblesse que le côté droit a des amis; le plus fougueux légitimiste de Berlin est M. Hackert, ancien danseur de l'opéra. Il se distingue par une mise recherchée, par une morgue aristocratique, par une roideur, sous laquelle l'ex-batteur d'entrechats semble à dessein cacher l'agilité roturière de ses jambes; il recherche de préférence la société des officiers de la garde, connus par l'exaltation de leurs sentiments monarchiques. Lors du passage de Charles X à Spandau, après la révolution de Juillet, notre danseur légitimiste fut le seul Berlinois qui eût le courage d'aller saluer cette majesté déchue; il se montra plus royaliste que la cour et toute la noblesse. Quand l'ex-roi de France partit de Spandau, M. Hackert suivit sa voiture en courant, et lui fit ses adieux par des cris répétés de vive le roi.

                                                                                                                                         K.

Le Magasin universel, juin 1837.

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