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jeudi 26 octobre 2017

Une protestation.

Une protestation.





Ce n'est pas une fantaisie de peintre qui a créé le sujet de ce tableau; il est dû à l'heureux hasard d'une rencontre. La vérité écrite soit par la plume, soit par le pinceau, a un tel accent que les yeux, aussi bien que l'intelligence savent discerner tout d'abord ce qui a été vu de ce qui a été imaginé: donc, nous pouvons affirmer, sans craindre de faire erreur, que la curieuse scène reproduite ici, d'après M. Louis Baader, a été prise par lui sur nature dans l'une de ses promenades d'observateur le long de nos quais.
Il a plu au jeune auteur de cette charmante toile de transposer à deux siècles en arrière le fait qui s'est passé sous ses yeux. Coquetterie d'artiste: le tondeur de chiens qui a posé devant lui était vraisemblablement moins présentable dans son négligé moderne que sous la veste espagnole d'un opérateur du temps de la reine Anne d'Autriche. De là ce choix arbitraire du costume. Quant aux deux autres personnages, le peintre n'avait pas à modifier leur vêtement naturel; pour eux la mode n'a pas changé.
Les acteurs sont en place, expliquons la scène.
Garrotté, couché à terre, et maintenu immobile par la triple pression des jambes et de la main du tondeur, un pauvre barbet, que les ciseaux ont déjà dépouillé d'une partie de sa toison, va, tout à l'heure, subir le supplice humiliant que le roi Cambyse fit autrefois souffrir aux mages et que, au neuvième siècle, certains abbés s'arrogèrent le droit d'infliger non-seulement aux serfs, mais encore aux moines soumis à leur autorité.
Il s'agit de l'essorillement ou ablation des oreilles.
Le caprice du maître a décidé que son barbet, tondu et essorillé, serait plus convenablement vêtu et mieux coiffé. Aussitôt que l'arrêt a été prononcé, l'animal s'est vu livré au sacrificateur, qui opère en plein vent; garanti contre la révolte du patient par la pression qu'il exerce sur celui-ci et par la terreur qu'il lui inspire, il continue son oeuvre sans s'émouvoir du sourd gémissement qu'un coup de ciseaux mal dirigé arrache de temps en temps à sa victime. L'impitoyable tondeur chantonne, ou bien il répond aux cris de douleurs du pauvre barbet comme les mères aux enfants qui pleurent quand on les débarbouille: il faut souffrir pour être beau.
Ces plaintes, qui n'obtiennent pas de la part des passants un seul regard de compassion, ont au moins excité la curiosité sympathique d'un être dont l'espèce, en fait d'instinct, de courage et de dévouement, fait quelquefois honte à la nôtre. Il a vu le faible opprimé, et, faible lui-même, il vient hardiment se poser devant le faible oppresseur qu'il menace de l’œil et des dents. Son attitude et son regard traduit pour ainsi dire ce cri de la protestation universelle adressée par ceux qui souffrent à celui qui fait souffrir: "Tu n'en as pas le droit!"
L'homme ainsi attaqué suspend son travail et lève les yeux sur l'agresseur qui le regarde effrontément. Son premier mouvement est d'allonger le pied pour chasser l'importun défenseur du barbet; mais ce dernier n'en tient pas compte, il garde sa posture de défi, intrépide comme ces natures généreuses qu'aucun péril ne peut faire reculer quand il s'agit de proclamer la force du droit contre le soi-disant droit de la force.
Feignant alors de prendre son adversaire au sérieux, le tondeur accepte la discussion, comme passe-temps et par raillerie.
- Il paraît, camarade, dit-il, que mon travail ne te convient pas?
Un sourd grognement répond à la question posée
- Non? C'est malheureux! Mais tu conviendras que je dois obéir au maître qui me paye, et que celui-ci a le droit de façonner comme il lui plait l'animal qu'il nourrit?
Nouveau grognement.
- Tu n'admets pas cela non plus? Soit. Nous allons, j'espère, tomber d'accord sur les avantages de la toilette, aussi nécessaire aux bêtes qu'aux gens. Le mérite mal vêtu passe inaperçu dans la foule; pour qui le coup d’œil flatteur? pour l'homme bien mis et le chien bien tondu.
Si puissantes que soient les observations du tondeur, elles ne parviennent pas à convaincre de leur justesse celui qui les écoute. L’œil ardent, la gueule prête à mordre, il guette tous les mouvements de l'homme, qui, à bout d'éloquence, s'est remis tranquillement à sa besogne. Le barbet pousse un cri d'angoisse, l'une de ses oreilles vient de tomber sous le tranchant des ciseaux. L'autre chien s'élance, et, d'un coup de dent, il imprime en passant sa protestation dans la main de l'opérateur.

Le Magasin pittoresque, novembre 1875.

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