Translate

lundi 2 octobre 2017

Le centenaire de Parmentier.

Le centenaire de Parmentier.


Le 17 décembre, il y a eu cent ans que mourut l'excellent homme à qui l'humanité dut la diffusion du précieux tubercule devenu aussi nécessaire à sa subsistance que le blé. Elle ne l'adopta pourtant qu'avec répugnance, comme toujours défiante et rebelle aux choses neuves. La pomme de terre était, cependant connue bien avant Parmentier. Dès le quinzième et le seizième  siècles, les Canadiens, les Anglais l'avaient découverte chez les indigènes du Brésil.
"Nos sauvages, écrit dans sa langue savoureuse le vieil explorateur André Thévet, font mention d'un Grand-Seigneur et le nomment en leur langue "Toupan", qui leur a enseigné à planter leurs grosses racines, qu'ils nomment hetich. Ils tiennent de leurs pères que, avant la connaissance de ces racines, ils ne vivaient que d'herbe, comme bêtes, et de racines sauvages. S'adressant à une jeune fille, il lui donna des racines nommées hetich, étant semblables aux naveaux limousins, lui enseignant qu'elle les mit en morceaux, et puis les plantât en terre, ce qu'elle fit; et depuis ont ainsi de père en fils toujours continué, ce qui leur a bien succédé, tellement qu'à présent ils en ont en si grande abondance qu'ils ne mangent guère autre chose; et leur est cela commun, ainsi que le pain à nous. D'icelle racine s'en trouve deux espèces de même grosseur. La première, en cuisant, devient jaune comme un coing; l'autre blanchâtre. et ces deux espèces ont la feuille semblable à la manne, et ne portent jamais graine, pourquoi les sauvages replantent la même racine coupée par rouelles, comme l'on fait les raves par deçà que l'on met en salade, et ainsi replantées multiplient abondamment. Elle est inconnue de nos médecins et herboriste de par deçà."
D'autres auteurs affirment que Jérome Cardan introduisit ce végétal en Italie, qu'un légat du pape en donna des échantillons à lord Waldheim, qui les offrit à Charles de l'Ecluse, qui les fit connaître, vers 1588, aux savants des principaux pays d'Europe. Enfin, sir Walter Raleigh, parcourant la Guyane en 1595, à la tête d'une bande d'aventuriers, remarqua que les porcs déterraient avec leur groin des racines dont ils se montraient friands. Raleigh et ses compagnons eurent l'idée d'en manger eux-mêmes. Le régal leur parut médiocre. Mais ils s'avisèrent de faire cuire un quartier de viande en y mêlant ces racines; et le ragoût, assaisonné d'épices, leur sembla excellent. Le voyageur rapporta la pomme de terre en Irlande; de sa petite ferme de Youghal, elle se répandit lentement dans le Hanovre, dans la Lorraine, dans le centre de la France. 
Elle eut à lutter contre la malveillance des médecins, qui lui attribuaient, on ne sait trop pourquoi, des propriétés nocives, l'accusaient de propager la peste et de faire éclore des fièvres malignes. Parmentier s'évertua à détruire ce préjugé, absurde et tenace. Est-il nécessaire de rééditer l'histoire de ses efforts? Ils avaient pour but de soulager la misère publique. 
"Les Français, a dit Michelet, ont souffert de la faim jusqu'au commencement du dix-neuvième siècle."
L'Académie se préoccupait de cet état. Elle proposa le sujet suivant:
"Indiquer les végétaux qui pourront suppléer, en temps de disette, à ceux qu'on emploie communément à la nourriture des hommes."
Parmentier, pharmacien de l'armée, cinq fois captif en Allemagne, élève de Nollet et de Bernard de Jussieu, nommé, en 1766, apothicaire adjoint, puis chef de l'apothicairerie des Invalides, pris part au concours académique; il rédigea en faveur du légume calomnié un plaidoyer chaleureux.
"L'analyse chimique démontre, concluait-il, qu'aucun des éléments de cette plante n'est nuisible." Les ennemis de la pomme de terre ne désarmèrent point. Ils affirmaient qu'elle rendait stériles les champs où elle était cultivée. Parmentier établit, par des expériences irréfutables, qu'elle servait au contraire, à la fertilisation du sol. Il réussit à convaincre la Société d'Agriculture. Buffon, Condorcet, le félicitèrent. Voltaire lui écrivit:
"Vous avez rendu à la France un grand service en lui prouvant qu'elle peut tripler  et quadrupler les substances si nécessaires à l'alimentation de ses nombreuses populations. Le vulgaire fait grand cas des brigands illustres qui désolent le monde et il les décore du titre de héros. Croyez-moi, Monsieur, une gloire comme la votre est bien supérieure à celle de ces dévastateurs. Leur gloire est sanglante et entourée de ruines, la vôtre est pure et mérite l'ovation de tous ceux qui aiment l'humanité."
En 1781, Louis XVI ordonna de mettre à la disposition de Parmentier cinquante-quatre arpents de terre dans l'aride plaine des Sablons.




La culture réussit admirablement et, le 24 août, veille de la fête du roi, l'agronome cueillit un gros bouquet, arracha les tubercules mûrs et porta le tout à Versailles, où il dit à Louis XVI:
- Sire, désormais la famine est impossible. La pomme de terre peut tenir lieu de toutes les céréales, et un dixième du territoire de la France, planté en pommes de terre, est du pain tout fait.
- Monsieur Parmentier, répondit le roi, les hommes tels que vous ne se récompensent pas avec de l'argent; il y a une monnaie plus digne de leur cœur: donnez-moi la main et embrassez la Reine.
Louis XVI piqua des fleurs de pomme de terre à sa boutonnière. Marie-Antoinette en orna son chapeau et, le soir même, des tubercules furent servis sur la table royale.
On sourit quand on se rappelle les moyens que dut employer Parmentier pour gagner sa cause. Le plus spirituel fut celui qui consistait à placer des gardiens autour des Sablons. "Je connais les Parisiens, songeait l'honnête savant; il suffit de leur défendre de toucher à mon légume pour qu'ils aient envie d'y goûter." Effectivement, des maraudeurs en dérobèrent sous les yeux de la police. Parmentier ne se tenait pas de joie.
- Si l'on vole la pomme de terre, s'écria-t-il, c'est qu'il n'existe plus de prévention contre elle. Elle conquerra le monde.




Il eut le bonheur d'assister à cette victoire, qui était beaucoup la sienne. Il en recueillit les fruits. Le Directoire le porta sur la liste de l'Institut, à côté de Cuvier, d'Arago et de Volta. Napoléon le décora, le nomma président du Conseil de salubrité, inspecteur général des hospices et le chargea, après la paix d'Amiens, de rétablir les communications scientifiques entre l'Angleterre et la France.
Parmentier s'éteignit à soixante-dix-sept ans, comblé d'honneurs, entouré de l'universelle vénération. Ainsi s'acheva, parmi les regrets d'un peuple en larmes, sa vie bienfaisante et nourrissante...

                                                                                                                Adolphe Brisson.

Les Annales politiques et littéraires, revue universelle paraissant le dimanche, 21 décembre 1913.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire