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mercredi 25 octobre 2017

Le carrosse du colonel Max.

Le carrosse du colonel Max.
       Légende strasbourgeoise.




Je me souviens très-bien de mon grand-père. Quand je ferme les yeux, je le revois, assis dans son grand fauteuil de bois. Il a les deux coudes sur les genoux; le tuyau de sa pipe s'enfonce dans le coin gauche de sa bouche, qui a toujours l'air de sourire, tandis que le fourneau de porcelaine, surmonté d'un couvercle à jour, en cuivre,  repose dans la paume de sa main gauche. Il fume à tout petits coups, et il écoute ronfler le poêle, en ramenant ses sourcils sur ses yeux.
Je me revois, moi aussi, tel que j'étais à cette époque-là, assis sur un petit tabouret, presque dans les jambes de mon grand père. J'aimais beaucoup ses histoires; mais, même quand il ne lui convenait pas d'en raconter, et qu'il regardait le poêle sans rien dire, j'aimais encore être avec lui, et le plus près possible de lui, car c'était un bien bon grand père.
Quand le poêle ronflait d'une certaine façon, ou bien que la fumée en sortait à petites bouffées, il ôtait sa pipe de sa bouche et disait:
- Ecoute-moi bien, petit, nous aurons de la neige avant peu.
- Oui, grand père.
- Cette nuit, il gèlera dur.
- Oui, grand Père.
Rien qu'à l'idée qu'il allait neiger, ou bien qu'il allait geler dur, je me rapprochais du poêle pour bien me pénétrer de cette bonne chaleur.
Alors, nous étions là à nous chauffer sans rien dire, pendant que ma mère allait et venait, et que l'on entendait, sur le devant, dans la boutique, mon père et son apprenti qui enfonçaient de gros clous dans les semelles des bottes des rouliers et des colporteurs.
J'étais très-curieux et passablement gourmand; de sorte que je cherchais toujours à savoir ce qu'il y avait dans les plats que ma mère apportait de la petite cuisine. Comme j'étais brusque et maladroit, il m'arrivait de casser tantôt une assiette, tantôt un plat, tantôt un saladier.
Mon grand père tournait un peu la tête, pas beaucoup, parce qu'il commençait à avoir les mouvements un peu roides, et il me disait par-dessus son épaule: "Ce n'est pas malin, j'en ferai bien autant!" Et il riait de sa plaisanterie. Moi, j'allais d'abord me cacher dans un coin, et puis, je revenais peu à peu à mon petit tabouret.
Un jour, j'étais grimpé sur une chaise, pour voir de plus près un plat de nouilles qui sentait terriblement bon. Patatras! la chaise tombe d'un côté, moi de l'autre; je veux me raccrocher et j'entraîne avec moi le plat de nouilles, la grande soupière, et au moins, oh! oui, au moins une demi douzaine d'assiettes.
Cette fois, mon grand-père fit faire demi-tour à son fauteuil et me dit: "C'est absolument comme le colonel Max!"
Au bruit de la vaisselle cassée, ma mère était accourue. elle commença par s'assurer que je ne m'étais pas blessé dans ma chute; alors, elle se mit à faire des hélas! en levant les mains au plafond. Mon père, son marteau dans une main et une grosse botte dans l'autre, regardait par la porte ouverte. Quand il eut vu de quoi il s'agissait, il s'en alla déposer sa botte et son marteau, et revint avec son tire-pied. Moi, je me faisais tout petit, et je pliais les épaules, en songeant à ce qui m'attendait.
Bon. J'ai reçu la correction que je méritais; je vais me cacher dans le petit fournil, je m'assieds sur un cuveau renversé et je pleure dans l'obscurité. Quand j'eus bien pleuré, je me trouvai consolé pour cette fois encore, et je retournai auprès de mon grand père.
- Grand-père, lui dis-je, qu'est-ce que c'est que le colonel Max?
- Le colonel Max! me répondit-il d'un air pensif en se caressant le menton. Ah! si sa vie avait été plus édifiante, et s'il avait mérité d'être canonisé, ce serait le patron des casseurs d'assiettes.
Je baissai le nez en rougissant, au seul mot de "casseur d'assiettes".
Mon grand-père ne remarqua pas ma confusion et ajouta aussitôt: "Moi qui te parle, je l'ai connu, le colonel Max, et cela ne me rajeunit pas. J'avais à peu près ton âge, quand on commença à parler de lui à Strasbourg. C'est à dire, je devais avoir quelques années de plus, car j'étais déjà apprenti cordonnier dans la boutique où ton père travaille maintenant. C'est sur la petite place, juste en face de la boutique, que le colonel Max s'est fait sa réputation. C'est bien loin, ce temps-là; la révolution a passé par dessus. C'est là que les bonnes femmes venaient étaler leur poterie les jours de marché, comme elles font encore maintenant;
"Un jour, que je battais à grands coups de marteau une bande de cuir pour l'assouplir, il y eut tout à coup sur la place, un bruit de roues, de vaisselle cassée, des cris de femmes et des hurlements de gamins. Je n'osai pas bouger, parce que mon patron me l'avait défendu, mais je ne pus m'empêcher de risquer un œil du côté de la fenêtre. Pan! je me donnai un grand coup de marteau sur les doigts;
"- Attrape! dit mon patron, cela t'apprendra  à faire le curieux."
Cependant le bruit devenait si assourdissant que mon patron se leva de son tabouret et sortit pour voir ce que c'était. Le grand apprenti en fit autant, et moi, naturellement, je les suivis.
Je n'oublierai jamais ce que je vis ce jour-là. La place était en pleine révolution; on voyait des têtes à toutes les fenêtres; il y avait des gens qui regardaient, pâles et immobiles; d'autres criaient et gesticulaient; et il y avait des femmes qui criaient: Jésus! Maria!, d'autres qui joignaient les mains, d'autres qui pleuraient à chaudes larmes, d'autres qui se sauvaient en traînant leurs petits enfants par la main. Je crois que tous les gamins de Strasbourg s'étaient donné rendez-vous sur la place, au lieu d'aller à l'école;
Au beau milieu des poteries, deux grands chevaux mecklembourgeois, attelés à un énorme carosse, dansaient sur place, et par moments se dressaient de toute leur hauteur. Ils battaient l'air de leurs gros sabots, et toutes les fois qu'ils les laissaient retomber comme des marteaux sur des enclumes, la poterie volait en mille milliers de morceaux; il en sautait jusque dans les vitres des maisons. Les deux grands chevaux s'animaient à ce jeu; c'était à qui des deux ferait le plus de vacarme et casserait le plus de pots.





Sur le siège, un gros cocher rougeaud regardait tout cela en allongeant la lèvre inférieure d'un air dédaigneux; ses yeux riaient de plaisir, ils avaient l'air de dire: "Mon Dieu, quelle belle déconfiture!"
Dans le carrosse, dont les glaces étaient baissées, il y avait un seigneur, un prince allemand au service de la France, que l'on appelait le colonel Max. Il regardait à droite et à gauche avec une figure tranquille et innocente qui vous exaspérait. Il avait vraiment l'air de se demander: "Qu'est-ce qui peut donc mettre tout ces gens-là hors d'eux-mêmes?"
Il devait bien le savoir puisque c'était lui qui avait donné ordre à son cocher de passer juste au milieu de la place.
Un homme en tablier de cuir criait: "Ah! c'est trop fort!", d'autres disaient: "Il faut renverser son carrosse. Voyez un peu la poterie de toutes ces pauvres femmes!"
A qui se plaindre? C'était un homme puissant, et, dans ce temps-là, les hommes puissants avaient presque toujours raison. Par bonheur, si le colonel Max était peu raffiné dans le choix de ses amusements, on ne pouvait pas dire qu'il fut méchant. Quand il se fut bien amusé de la panique qu'il avait causée, il mit le nez à la portière et dit: "Holà! mes bonnes gens, écoutez-moi un peu et faites taire ces enfants qui braillent sans savoir pourquoi. Je suis le colonel Max; mon cocher, qui est un maladroit, vous présente ses excuses; mon intendant paiera tout le dégât. Vous connaissez bien mon hôtel; que chacun s'en vienne déclarer ce qu'il a perdu."
Pendant ce temps-là, les gamins achevaient à grand coups de sabots les pots qui avaient survécus au massacre; le colonel se mit à rire: "C'est cela, tue! tue! qu'il n'en réchappe pas un!"
Ici, j'interrompis mon grand-père et je lui dis: "Oh! grand-père, que ce devait être amusant! Comme j'aurais voulu être là!"
Mon grand-père se mit à rire et me répondit: "C'est justement ce que je disais à mon patron. Mais lui, qui était un homme de sens, m'a dit là-dessus des choses que je vais te redire.
Il est bien vrai que le colonel Max paya tout ce qu'il avait cassé; mais tu avoueras que son divertissement était un peu brutal. Sais-tu bien que c'est plus qu'une folie! c'est une mauvaise action de détruire sans profit pour personne des objets qui peuvent servir à quelqu'un.
Avec l'argent si sottement gaspillé, le colonel Max aurait pu venir en aide à bien des familles pauvres. A supposer qu'il se fût mis en tête de faire aller le commerce de la poterie, il aurait pu faire distribuer toute cette vaisselle à de pauvres ménages qui en avaient grand besoin.
Détruire ce qui a coûté du travail, c'est faire insulte au travail. L'ouvrier qui fabrique un pot le fabrique sans doute pour en recevoir le prix, car toute peine mérite salaire, et il faut bien que cet ouvrier gagne sa vie et celle des siens. Mais on ne fabrique pas seulement avec l'idée de gagner de l'argent, on fabrique avec l'idée d'être utile aux autres, cela relève le travailleur à ses propres yeux et le console souvent de gagner peu. On aurait moins de cœur à l'ouvrage si l'on savait que ce que l'on fait sera détruit aussitôt payé. Réfléchis là-dessus et tu verras que c'est vrai.
L'exemple du colonel encouragea les gamins à détruire pour détruire, ce qui est, nous en sommes convenus, le plus stupide des passe-temps.
En payant les yeux fermés (car il dut le faire pour éviter les réclamations et les criailleries), le colonel induisit en tentation plus d'une marchande qui réclama hardiment au delà de son dû, sous prétexte que la peur qu'il leur avait faite devait se payer aussi bien que les pots cassés.
- "Tu vois mon garçon, me dit mon patron, en finissant, que l'amusement du colonel Max n'était ni aussi innocent, ni aussi inoffensif qu'il en avait l'air."
Voilà exactement tout ce que me dit mon patron, et moi je te le répète parce que, plus j'ai vécu parmi les hommes, plus je me suis convaincu qu'il avait raison de blâmer le colonel Max.
Nous devons toujours être assez raisonnables et assez justes pour n'agir jamais sans nous demander si notre action n'aura pas de conséquences fâcheuses, soit pour les autres, soit pour nous-mêmes. Entends-tu, mon petit?
- Oui, grand-père... mais tu sais, moi, je ne fais pas exprès de casser la vaisselle. Et puis, je tâcherai de n'être plus "curieux et gourmand!"

Le Magasin pittoresque, novembre 1875.

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