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samedi 7 mars 2015

La Roche-Guyon.

La Roche-Guyon.
   (Seine-et-Marne)


De la demeure seigneuriale que, vers la fin du dixième siècle, le vieux Guy 1er posa au sommet d'un roc pour surveiller le grand chemin et dominer le cours de la Seine, une seule tour est restée debout. Elle affirme encore la force et le pouvoir d'un vassal important de la couronne de France, alors qu'autour d'elle quelques débris de murailles ne témoignent plus que de la puissance des morsures du temps sur la pierre la plus solide et sur le ciment le plus dur. 
C'est en vain que, maintenant, on chercherait les moindres vestiges indiquant la place qu'occupait cette grande salle d'honneur, où les maîtres du domaine conviaient à leurs fêtes et appelaient à leurs conseils de guerre les gentilshommes bannerets du Vexin français. Ce fut dans cette même salle qu'après le désastre d'Azincourt (1415), la veuve héroïque de Guy IV, entourée de ses jeunes fils, ayant été sommée par l'envoyé de Henri V de rendre aux vainqueurs la place qu'elle ne pouvait plus défendre et de prêter serment de vassalité au roi d'Angleterre, répondit fièrement:
"Terres et seigneuries, prenez-les; moi et mes enfants nous sommes prêts à les abandonner, mais non pas notre honneur. Nous ne délaisserons pas dans son malheur notre seul souverain, seigneur et maître."
L'histoire s'arrête là; la légende dit:
"Le soir de ce même jour, quand la nuit fut pleinement venue, une poterne qu'on avait oublié de garder s'ouvrit, et une femme avec trois enfants, en habits de deuil, sortirent furtivement du château que les Anglais venaient d'envahir. Un batelier qui les guettait au passage les fit monter dans sa barque, et elle gagna aussitôt la rive gauche de la Seine. Peu de temps après, le batelier revint seul au bord d'où il était parti. Les fugitifs marchèrent, non sans regarder souvent de côté de la Roche-Guyon, jusqu'à mi-côte de la montée de Rolleboise. Quand ils y furent arrivés, le plus jeunes des trois enfant dit à sa mère: "J'ai bien faim." Elle s'arrêta, et tous les quatre s'étant assis sur la marge d'un fossé, la châtelaine dépossédée tira de son aumônière la seule chose qu'elle eut emportée du château, un morceau de pain pour ses enfants. Elle le rompit, en fit trois parts, et les fils de Guy quatrième du nom, mort glorieusement à la bataille d'Azincourt, coupèrent pour la dernière fois du grain recueilli sur leurs terres, moulu en farine sous leurs meules et façonné en pain cuit à leur four seigneurial."
Au pied du roc où s'élevait la vieille forteresse, s'étale majestueusement le château moderne. 


Depuis que la France ne s'arrête plus à la hauteur de Vernon, plus n'est besoin de se bâtir des nids d'aigle pour voir venir l'ennemi du côté de Château-Gaillard.
Parmi les curiosités que renferme la Roche-Guyon, les voyageurs visitent surtout avec intérêt une chambre à coucher dans laquelle Henri IV a souvent passé la nuit. Il aimait, ce roi plutôt homme d'action que de rêverie, à venir méditer dans la solitude que lui offrait l'hospitalité de la belle et vertueuse duchesse de Guercheville, alors châtelaine de la Roche-Guyon. Si ce n'est point là qu'il conçut l'idée de ce grand acte de réconciliation entre les deux communautés chrétiennes qu'on devait appeler l'édit de Nantes, on doit supposer qu'il y songea du moins.
Exacte ou erronée, cette supposition n'altère en rien la singularité de ce fait incontestable: il existe dans le château une chambre royale où Henri le Grand a vécu, a pensé, et où celui qui devait le plus aider à détruire son oeuvre de pacification est venu, à son tour, s'isoler et méditer.
En 1685, Louis XIV régnant et Louvois dirigeant les affaires politiques et religieuses du royaume, un soir, le successeur de Colbert arriva au château de la Roche-Guyon; il s'agissait pour lui de réfléchir une dernière fois sur la déclaration de guerre qui devait ensanglanter plusieurs provinces, dépeupler, ruiner des villes populeuses et florissantes, et faire dresser le gibet pour des martyrs de leur croyance. Louvois, insultant à la mémoire de Henri IV, passa-t-il dans la chambre royale cette nuit où il dut peu dormir? On ne le sait: mais ce n'est point s'exagérer son orgueil que de le supposer. Ce qu'on assure, c'est que le lendemain, quand il sortit de la Roche-Guyon pour retourner à Versailles, il avait contre-signé la révocation de l'édit de Nantes.

Magasin pittoresque, janvier 1866.

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