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mercredi 4 mars 2015

La Salpétrière.

La Salpétrière.


Vous, qu'un brillant équipage transporte vers les lieux où l'on ne réfléchit jamais sur les vicissitudes humaines; vous, que des pensées légères comme la gaze de vos toilettes occupent tout le jour, parées de gaîté et de bonheur; vous quittez vos demeures parfumées, pour attirer les regards d'une foule d'admirateurs, pour respirer dans un bois coquet, rendez-vous du grand monde, l'air pur qu'embaument encore les parfums répandus sur vous; vos chevaux accoutumés à vous conduire dans la route des plaisirs, ne vous ont jamais arrêtées devant cette enceinte, bordée par les sombres boulevards de la capitale, que nulle distraction n'approche. Jamais vos regards ne se sont tournés vers cette habitation, forteresse du malheur, où tant de souvenirs s'éteignent, où tant de larmes coulent, où tant de souffrance n'ont de terme qu'à la mort, et pourtant! cette porte de fer s'est fermée souvent sur celles qui ont dédaigné de s'informer qui elle pouvait garder.
Hélas! quelques visites aux habitantes de ce séjour seraient peut être salutaires à la femme du monde; entourée par le séduisant cortège qu'elle y trouve; à la vue des victimes que ce lieu renferme, elle se dirait, cette femme jeune et belle:
"Ces yeux qui me regardent, effrayés, ont été doux comme les miens, cette bouche qui m'injurie a reçus des baisers d'amour, ce cœur qui n'a plus de pensées justes a battu au doux nom d'épouses et de mère; et peut-être, pour avoir trop aimé les hommages du monde, cet être, de la même nature que moi, est condamné à son mépris... Quelles sont les habitantes de ce séjour? Des folles!... Oh! terrible mot qui dit tant de malheurs pour peindre un être qui n'est plus rien!"
L'édifice qui renferme celles-ci est le plus beau qui soit en Europe: une muraille spacieuse l'entoure, et son étendue contient près de soixante mille toises carrées. Ce séjour qui sert d'asile à la vieillesse, à la pauvreté, à la folie enfin, fait face à ce jardin magnifique, le plus bel établissement qui soit au monde; ce jardin destiné à la science, que les hommes les plus célèbres ont habité, séjour d'études, de travaux merveilleux, où le génie a inventé des prodiges, où la nature a dévoilé ses secrets à ses grands hommes, palais que toutes les fortunes de la terre ne pourraient acquérir, aussi riche en matériaux profusément répandus dans ses galeries, qu'en idées exhalées dans ses jardins. Oui, c'est un effet du hasard bien extraordinaire qui a placé si près l'un de l'autre la richesse et la pauvreté, le génie et l'idiotisme, la sublime raison et la folie: en un mot, le Jardin des Plantes et la Salpétrière.
Là, sous les même verrous, dans l'hôpital que je viens de nommer, vivent ensembles et séparées, la vieillesse qui attend, la pauvreté qui finit, puis enfin la folie calme et sans pensée, délirante et furieuse.
Pénétrez dans ce séjour, votre cœur éprouvera d'abord de douces émotions. sous de grands marronniers, sur des gazons émaillés de fleurs, autour des fontaines qui les arrosent d'une eau claire et limpide, on voit se promener des femmes que l'âge a courbées. L'aveugle est conduite par celle qui y voit encore, la sourde soigne la plante qui s'élève par ses soins, l'infirme reçoit des distractions de la causeuse qui aime qu'on l'écoute, la friande trouve toujours pour quelque obole, au hasard de l'établissement, de quoi la satisfaire. Ces bonnes vieilles, qui n'ont pas connu l'agitation du monde, toutes de bas étage, n'ont pas de souvenirs qui puissent les affliger; le passé leur donne peu de regret, et l'avenir leur donne peu de crainte; elles mourront, et leur tombe est auprès d'elles; accoutumées et heureuses de savoir qu'elles y seront enfermées, elles appellent leur dernière demeure la sixième division de l'hôpital.
En entrant dans ce séjour, elles ont déposé à la porte le fardeau le plus lourd pour le malheureux et le vieillard, la misère; elles sont sûres de vivre sans tourment, de mourir soignées et consolées; les secours de la religion ne les abandonnera pas, l'église est près d'elles, toujours ouverte pour recevoir leurs prières, le prêtre toujours disposé à entendre leurs plaintes et à les absoudre; ainsi, elle attendent la fin de leur vie avec résignation, et arrivent au terme du voyage en comptant les heures sans craindre la dernière.
Dans la première cour qu'on traverse, on voit beaucoup de visages ridées, mais peu de tristes. Bientôt on arrive dans la cour des malades, et déjà la tristesse commence, mais c'est le sort de tout être qui a vécu, de souffrir avant de mourir; ainsi, l'on n'emporte de ce spectacle douloureux, qu'un sentiment de reconnaissance pour la pensée philanthropique qui a présidé à la fondation de ce bel établissement. Quelques pas encore, et des sensations plus pénibles vous attendent: c'est le lieu consacré aux idiotes. Oui, l'idiotisme est plus à plaindre encore que la folie. Qui dit folle, dit pensée, pensée extravagante, danger pour soi et les autres, c'est vrai; mais enfin, par cette crainte même qu'inspire la folie, elle a quelque chose encore de la vie; tandis que l'idiotisme ôte à l'homme tout ce qui le distingue de la brute, et même le place bien au dessous d'elle, puisqu'en perdant sa nature, le malheureux idiot n'est d'aucune.
Ces misérables créatures dégénérées poussent ensemble des gémissements sourds, sans énergie. Il faut que le dévoûment de leurs gardiennes supplée à l'instinct qui leur manque pour subvenir à leurs besoins les plus impérieux et les plus abjects; il faut qu'elles les prennent comme des enfans dans leur caprice, et les soignent comme des malades. Tout cela est exécuté avec une douceur, une intelligence qui ne peut avoir de récompense que dans le sentiment charitable qui inspire les dignes femmes dévouées à l'humanité souffrante.
Ces végétations vivent très-longtemps, et ne guérissent presque jamais. De ce séjour de dégoût, on s'achemine encore, marchant sur de beaux gazons, couverts d'arbres majestueux; çà et là on rencontre des infirmières proprement vêtues, portant à leur ceinture, à côté de la croix sainte, la clé qui emprisonne le troupeau confié à leur garde; on passe devant les cuisines où est préparée avec soin la nourriture des quatre mille habitantes de ce séjour, et l'on arrive enfin, après avoir respiré l'air pur des beaux jardins qu'on a traversés, devant une haute porte de chêne, fermée par des verrous, et par une clé confiée à la gardienne en chef de l'hôpital.
A quelque distance de cette porte, avant qu'elle ne s'ouvre, on entend un bruissement insaisissable, quelques cris aigus, des éclats de rires qui n'inspirent pas de gaîté, et on serait tenté de retourner sur ses pas, si un spectacle du plus haut intérêt, ne nous invitait à calmer toute crainte. En effet, à peine cette porte a-t-elle tourné sur ses gonds, que mille femmes répandues dans une cour spacieuse arrivent autour de la grille de fer qui les cerne; des yeux effrayés et effrayans sont là, braqués sur vous, ces yeux ont une expression qui donne froid au cœur. Cette expression semble vous dire: 
"Que venez-vous faire ici? Est-ce pour insulter à notre malheur, que vous avez quitté le beau monde? Venez-vous faire servir votre raison, à vous amuser de notre folie? Notre raison à nous, qui n'est plus à votre fantaisie, est la nôtre."
"Je suis une reine, dit celle-ci, une reine détrônée, mais j'ai les sentimens de ma grandeur perdue", et elle se sépare de tout le monde, marche à grands pas avec fierté, s'entretient seule de ses malheurs; elle veut être servie à part des autres femmes qu'elle prend pour ses sujettes. Celle-ci lit aux astres, devine l'avenir; pour mieux réussir dans ses recherches, elle passe les nuits éveillée, s'enveloppe de haillons, à la manière des sorcières, et reste seule, aussi les yeux fixés sur le ciel à méditer sur les secrets des astrologues. D'autres placent sur leurs cheveux épars des bandeaux de cordes pour se parer; d'autres se déchire sous le cilice, pour le triomphe de leur religion; d'autres chantent, dansent, profèrent d'incohérentes paroles, se parlent entre elles, se heurtent, s'injurient, font un bruit semblable à celui des chauve-souris surprises dans leur antre.
L'aliénation chez les femmes a un caractère plus prononcé que chez les hommes: ce n'est pas sans danger que l'on pénètre au milieu de ces êtres désorganisés, et c'est surtout la vue des femmes, qui met les folles en fureur; le contraste de leur toilette avec les haillons qui les recouvrent, le calme des traits de la visiteuse qu'elles comparent peut être au trouble de leur âme, l'homme dont elle est accompagnée et leur isolement, toutes ces vérités qui se révèlent aux yeux des folles malgré leur folie, les blessent et provoquent les injures et les outrages dont elles couvrent celle qui a l'indiscrétion de troubler leur retraite. Des cabanes entourent cette cour mystérieuse dont je viens de parler; là, gémissent des pauvres folles furieuses et enchaînées, tandis qu'autour d'elles se promènent les incurables. Incurables!... Oh! si un instant la raison leur était rendue, à ces pauvres femmes, qu'elles pussent comprendre le mot qui les condamne à jamais! Etre pour la vie enfermées et innocentes, avilies et honorables, regrettées, chéries peut-être et pourtant rejetées du monde, isolées pour la vie. Oh! quelle erreur de la nature d'avoir donné à l'homme une raison qui peut le quitter, et à laquelle il peut survivre. Oui, si cette minute lucide leur était accordée, elle renfermerait plus de douleur que toute une vie de chagrin et d'amertume. Mais le croirait-on, c'est lorsque la gaîté les anime, ces pauvres femmes, qu'elles sont plus effrayantes encore; la gaîté sur les traits d'une folle, c'est un rayon de soleil qui se projette un instant sur un tombeau; il ne peut le réchauffer. Parmi ces créatures si malheureuses, il n'en est pas qui inspirent plus de pitié que celles qu'un noble chagrin a flétries. Oh! qu'elle est intéressante cette jeune fille qui tresse la couronne virginale que sa tête doit porter le jour où son amant deviendra son époux. Son amant est mort, elle l'attend toujours, elle le croit endormi, elle croit le voir près d'elle, regarde sans cesse la place où son imagination l'a fixé, elle sourit quelquefois à cette illusion de son délire; puis, elle tombe dans des convulsions qui font craindre pour sa vie.


De cette enceinte, où se promènent ces malheureuses, ces pauvres incurables, on pénètre dans les dortoirs. Il en est un réservé aux idiotes condamnées à rester au lit: on le désigne sous le nom de dortoir des Gâteuses. C'est là surtout que l'on éprouve un sentiment d'admiration pour les soins dont on entoure ces fumiers vivans; l'ingénieuse propreté de ces anges humains est au-dessus de tout éloge. Des conduits d'eau lavent à l'instant la pierre placée sous le lit des malades et salie par elles; la paille fraîche sur laquelle elles sont étendues remplace celle qui ne l'est plus; et l'on se promènerait au milieu de ce lieu qui devrait infecter, sans savoir ce qui s'y passe, si l'on ne vous le faisait observer.
Les infirmeries, les réfectoires, tout en un mot, est merveilleusement organisé pour adoucir et améliorer le sort des femmes et des infirmes de toute nature, confiées aux soins de l'administration de la Salpétrière. Cette administration défraie pour son service toute espèce de corps d'état: charpentier, menuisier, fumiste, couvreur; des médecins, des pharmaciens en assez grand nombre, pour que les secours soient aussi prompts qu'intelligens; plus de trois cents employés desservent cet énorme établissement. Chaque corps est logé, ainsi que l'aumônier qui dessert la chapelle de l'hôpital. L'église est belle et spacieuse, des bancs y sont disposés pour recevoir les nombreux fidèles de la maison. Enfin, il est impossible d'unir avec plus de perfection les sentimens de douce charité et d'humanité active à l'administration du matériel, où rien n'est négligé pour soulager les souffrances et le malheur.

                                                                                                            Aglaé Comte.

Magasin universel, novembre 1836.

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