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jeudi 12 mars 2015

Musique culinaire et grammaticale.

Musique culinaire et grammaticale.

Pour peu qu'on l'étudie avec soin, notre XVIIIe siècle abonde en documents imprévus et en piquantes surprises. Presque libéré de la contrainte à laquelle l'avait assujetti la vieillesse chagrine du Grand Roi, il s'était sent mûr pour toutes les initiatives; d'où ce bouillonnement d'idée et cette avalanche de projets qui devaient aboutir à la Révolution de 1789.
C'était la consécration des principes de liberté et d'égalité qui agitaient depuis si longtemps tous les esprits; mais avant d'arriver au but, par quels chemins hasardeux s'étaient risquées les meilleures intelligences! Quelles entreprises, mal conçues et mal digérées, avaient tentées d'audacieux novateurs! Et à côté d’œuvres admirables et de magnifiques monuments, son plus beau titre de gloire aux yeux de la Postérité, combien de livres bizarres et de productions grotesques mit à jour ce siècle touche-à-tout!
Voici, par exemple, une publication, parue en 1738, sous ce titre, Festin joyeux, ou la Cuisine en musique, qui peut passer pour un modèle du genre.
L'auteur, resté anonyme (et nous le regrettons pour l'Histoire) , fait précéder son livre, le prototype de notre Cuisinière bourgeoise, d'une "Épître dédicatoire aux dames de la Cour", qui en indique toute l'économie.
"En chantant, dit-il, vous pourrez, Mesdames, enseigner à faire des ragoûts et sauces à quelques uns de vos sujets subalternes."
Vous voyez d'ici le tableau! - Une princesse de Conti ou une duchesse de Rohan veut apprendre à son chef l'art d'accommoder des "Pieds à la Sainte-Menehould , des lapereaux à la turque ou des perdreaux aux écrevisses". Elle est là, au milieu de la cuisine, battant la mesure et chantant les couplets versifiés (car l'auteur est un poète) qui formulent la recette de ces plats de haute distinction.
Voulez-vous un spécimen de cette gastronomie lyrique? Il s'agit de la confection d'une "poularde aux huîtres" sur l'air: il n'est rien de plus tendre:




D'une poularde tendre
Le corps vous farcirez,
Puis, vous la barderez.
Ayant grand soin de prendre
des huîtres à foison,
Que vous mettrez sous la cendre
Cuire à discrétion.

De bon veau de rivière,
Ou même de jambon
Le coulis est fort bon.
On le met de manière
Qu'il nage à l'environ;
Même l'on n'en voir guère, 
Sans truffe et champignon.

Tout le reste est à l'avenant, pendant plus de 300 pages, avec la "clef des airs" à la fin du volume, et des plans pour table à quatorze couverts.

***

La littérature du XVIIIe siècle nous offre un autre ouvrage, aussi... pittoresque et, procédant du même ordre d'idées, quoique de tonalité moins succulente et d'esprit plus raffiné.
C'est "La cantatrice grammairienne ou l'art d'apprendre l'orthographe française, seul, sans le concours d'un maître, par le moyen de chansons pastorales, villageoises, anacréontiques".
L'auteur est M. l'abbé*** (de Grenoble)". Nous n'avons pu découvrir le nom de cet ecclésiastique bienfaisant, mais, comme on voit, il est plus fort que le maître de philosophie du Bourgeois gentilhomme, à qui M. Jourdain demandait à lui apprendre l'orthographe. Le livre de l'abbé***, daté de 1788, suffit à cette noble tâche; et, dans une délicate attention, son auteur l'a "destiné aux dames" et "dédié à Mme le comtesse de Beauharnais", l'aimable muse à qui Le brun, le satirique, adressait cette impertinente épigramme:

Eglé, belle et poète, a deux petits travers:
Elle fait son visage et ne fait pas ses vers.

La poésie de la Cantatrice grammairienne est, nous l'avons dit, de meilleur aloi que celle du Festin joyeux. Puis, notre abbé est dameret: c'est un précepteur aimable, qui sait accompagner chacun de ses exemples d'un compliment, galamment tourné, emprunté à son propre fonds ou a celui de ses confrères en poésie. Voici sa démonstration de l'adjectif:

Air: De l'Oiseau qui te fait envie:

Sur la rose une jeune abeille
Dérobe un précieux butin;
Sur cette fleur aussi vermeille
Vois-tu les traces du larcin?
Tel ce doux baiser de ta bouche
N'a point altéré la beauté:
Eglé, ne sois pas si farouche;
Mon bonheur ne t'a rien ôté.

L'Heureuse erreur nous fait goûter les charmes du subjonctif:

La bonne foi fut ma chimère;
N'ai-je donc chéri qu'une erreur!
Je ne veux point que l'on m'éclaire,
S'il faut que l'amour soit trompeur, 
Que l'amitié soit un mensonge,
Faites encor durer le songe
Et laissez la nuit dans mon cœur.

Quant au gérondif, il nous révèle ses grâces sur l'air: "Pierrot sur le bord d'un ruisseau" :

Varier ses amusements
Et des neuf sœurs savoir suivre les traces,
Marquer, orner tous ses moments
Par quelques nouveaux agréments,
Faire des talents et des grâces
Et des amours l'heureux assortiment;
Et voilà comme, et voilà justement
Comme il faut que l'on soit en aimant.

Il est, en ce monde, d'inévitables prédestinations. La comtesse Fanny de Beauharnais, qui avait pris sous son égide la Cantatrice grammairienne, tenait un salon littéraire généreusement ouvert... en même temps qu'une salle à manger, moins confortable, paraît-il, à nombre d'auteurs faméliques des plus médiocres. Parmi eux, se trouvait ce bohème de Restif de la Bretonne à qui nous avons consacré une notice dans le Magasin pittoresque. Cet original bombardait de ses œuvres, ornées de dédicaces, la comtesse de Beauharnais, et ces livres affectaient une orthographe des plus fantaisistes, car Restif de la Bretonne s'y pose pour un réformateur convaincu de "l'Ortografe" (sic).

                                                                                                               Paul d'Estrée.

Magasin pittoresque, avril 1913.

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