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vendredi 20 mars 2015

Colonies bretonnes.

Colonies bretonnes
d'enfants abandonnés et d'orphelins.



Un riche propriétaire du département des Côtes-du-Nord, M. Achille Duclésieux, s'était retiré en 1825, à peine âgé de dix-neuf ans, dans son manoir de Saint-Ilan, où, tout en rêvant de beaux vers au bruit des vagues, il s'occupait de fournir de l'occupation aux pauvres travailleurs du pays, de soulager les malades et de secourir les misères.
Parmi ces dernières, il en était une qui l'avait toujours particulièrement touché, celle des orphelins et des enfants abandonnés. Il voyait chaque jour, au seuil de sa maison, quelques-uns de ces malheureux, sans famille, condamnés à recevoir, devant chaque porte, le pain qu'ils ne pouvaient gagner, et que ce pèlerinage de la faim devait fatalement transformer, plus tard, en vagabonds ou en malfaiteurs. Cette dernière idée le saisit. Il se demanda, sans doute, si l'humanité dans son ensemble, et chaque homme dans la mesure de ses forces, ne devait point protection à des créatures que le délaissement livrait à toutes les inspirations du besoin et de l'ignorance, et si l'on pouvait impunément voir grossir le nombre de ces bohémiens laissés à l'état sauvage au milieu de notre civilisation, et ennemis instinctifs d'une société dont l'indifférence était punie par leurs vices. Il pensa qu'il y avait, en même temps, charité, justice et prudence à venir à leur aide; qu'il fallait, pour en faire des instruments utiles de l'oeuvre humaine et non des éléments de désordre, "leur enseigner le devoir par la règle, la Providence par l'affection dont ils se sentiraient environnés." On avait déjà fondé Mettray, le Mesnil, Saint-Firmin, Montmorillon, Montbellet; M. Duclésieux voulut contribuer pour sa part à ce grand travail, et, en 1843, il établit une colonie de jeunes détenus à la ferme de Saint-Ilan.
Ce premier essai réussit complètement: les natures les plus rebelles, soumises à l'influence d'un bien-être suffisant, d'une vie réglée, d'un travail continu et de l'instruction religieuse, ne tardèrent pas à se régénérer. Dès 1844, les administrations départementales des Côtes-du-Nord et du Finistère se plurent à constater les excellents résultats obtenus à Saint-Ilan.
Mais une fois sur le terrain pratique, M. Duclésieux sentit ses idées s'étendre. La réflexion et l'expérience le conduisaient peu à peu, d'une imitation ingénieuse, à une organisation nouvelle et complète; la petite colonie d'enfants détenus allait devenir le germe d'un plan général pour "la colonisation des orphelins et des enfants abandonnés sur les friches des cinq départements de Bretagne."
Ce plan, qui pourrait embrasser la France entière, suppose:
1° Une colonie-mère par province: elle forme les moniteurs, les contre-maîtres, les patrons et les aumôniers, lesquels sont, pour ainsi dire, les quatre pierres angulaires de l'institution. C'est la colonie-mère qui, comme son nom l'indique, donne la vie à toutes les autres, puisqu'elle seule prépare et fournit les hommes dont elles ont besoin pour se constituer.
2° Une colonie centrale par département: celle-ci groupe les enfants d'un même département; elle permet de centraliser les secours des conseils généraux et municipaux, de tenir à la disposition des propriétaires et des communes qui voudraient défricher leurs landes ou reboiser leurs montagnes des escouades de travailleurs nomades, sous la direction de contre-maîtres exercés. La colonie centrale est pour ainsi dire le réservoir vivant des forces de la colonisation dans chaque département.
3° Les colonies partielles: celles-ci émanent de la précédente. La colonie centrale est la ruche, les colonies partielles sont les essaims.
Ce plan, comme on le voit, est simple, clair, rationnel: reste à savoir s'il est réalisable.
A cela nous répondons qu'il est réalisé!
Depuis 1843 l'oeuvre de Saint-Ilan s'est transformée et agrandie; aujourd'hui elle se compose d'une colonie-mère (qui est en même temps la colonie centrale du département des Côtes-du-Nord) , et de deux colonies partielles. Il ne s'agit donc plus d'un projet, mais d'un fait; ce n'est pas une idée à essayer, c'est un succès à féconder.
La colonie de Saint-Ilan comprend trente hectares de terres labourables et quatre hectares de prairies arrosées; elle compte trente enfants de douze à dix-huit ans, établis dans l'ancienne maison manale. Grâce au système de lits-hamacs, adoptés à Mettray, la principale pièce leur sert à la fois de dortoir, de réfectoire et de salle de récréation pendant les soirées d'hiver. Une pièce contiguë forme la salle d'étude. Ils ont une heure de classe le matin, et une heure et demie le soir. La récréation, également d'une heure, est fréquemment consacrée à la musique vocale. Neuf heures sont employées aux travaux agricoles.
Tous les exercices de l'intérieur se font militairement sous la direction d'un ancien officier.
Les jeunes colons de dix-huit ans, que leur intelligence et leur bonne conduite, appellent naturellement à diriger les autres, entrent à l'école des moniteurs, où ils se livrent pendant une année à des études plus avancées. Lorsqu'ils la quittent, ils sont placés chez les agriculteurs du pays, ou dans les instituts agricoles du gouvernement, à moins qu'ils ne demandent à passer dans l'école des contre-maîtres.
Celle-ci est composée d'homme dévoués à l'oeuvre, spécialement instruits pour elle et chargé de l'étendre. Ils en constituent pour ainsi dire la tradition et assurent sa perpétuité. L'école des contre-maîtres de Saint-Ilian compte vingt-neuf sujets.
L'école des patrons et la maison des aumôniers ont pour but de préparer, l'une des directeurs spirituels, l'autres des directeurs temporels pour les différentes colonies.
Enfin, en comptant un instituteur primaire, un régisseur, un garde et trois sœurs pour la cuisine, la lingerie et l'infirmerie, l'établissement de Saint-Ilian comprend soixante-dix personnes.
C'est de là que sont sorties les deux colonies partielles déjà établies dans le département des Côtes-du-Nord.
La première, partie le 3 novembre 1847, a pris possession d'une ferme de 40 hectares, située à Messin, près de Lamballe. Elle se composait de vingt enfants et de quatre contre-maîtres, dont l'un, ancien militaire, avait été déclaré chef de la colonie. Les émigrants se trouvèrent d'abord aux prises avec les difficultés d'un premier établissement. La sorte récente des fermiers n'avait point permis d'approprier les édifices à leur nouvelle destination: il fallait se loger dans une étable pourvue autrefois d'une cheminée qui fut rétablie. On coucha sur la paille; des planches et quelques pieux enfoncés dans le sol servirent de tables et de bancs. Le règlement fut bientôt mis en vigueur; les jeunes colons reprirent leurs études, s'occupèrent des semailles d'hiver qui étaient en retard, nivelèrent les abords du logis et l'assainirent par un empierrement. Grâce au travail, au bon ordre et à la surveillance des chefs, cette situation put se prolonger pendant deux mois sans altérer en rien la santé et la bonne humeur des enfants.
La seconde colonie alla s'établir à Bellejoie, près de Loudéac, dans une ferme de 60 hectares, entièrement conquise sur la lande. Elle comptait aussi vingt enfants, quatre contre-maîtres et un aumônier, très-habile agriculteur qui s'était chargé de la direction. Tel est le zèle déployés par les jeunes colons de cet établissement, que les chefs ont plutôt besoin de contenir que de l'exciter. Lorsqu'il s'agit d'un travail pénible, on ne l'impose à personne, mais tout le monde le réclame. Le directeur raconte qu'un enfant de treize ans, chargé des bêtes de labour, se faisait réveiller avant l'heure du lever général, afin de pouvoir leur donner plus de soins.
En 1848, au moment de la récolte, les trois colonies ont pu se donner et recevoir un secours mutuel qui a hâté les travaux de la moisson. Le pays tout entier en a été ému. On a compris alors tous les avantages qui pouvaient ressortir de ces exploitations agricoles, habilement échelonnées et s'appuyant les unes sur les autres, comme des sœurs qui n'ont qu'un même cœur.
Telle est l'oeuvre accomplie par M. Duclésieux. Déjà plusieurs départements de Bretagne se sont adressés à lui pour s'enquérir des moyens de généraliser son institution. Des demandes lui sont venues des autres provinces, et même des pays étrangers. En Italie, en Sardaigne, aux Etats-Unis, on sollicite le bienfait de semblables établissements. Le gouvernement français en a compris l'importance: il vient d'accorder une forte subvention à la colonie de Saint-Ilian, d'y annexer une ferme-école et d'autoriser une loterie dont le produit permettra de donner à l'oeuvre tout son développement.
Il résulte des calculs fournis par M. Duclésieux, qu'avec une dépense de deux cent dix mille francs, la maison-mère serait établie à perpétuité, l'institution assurée, et qu'il en sortirait tous les huit ans une population vigoureuse de deux mille jeunes gens élevés dans les habitudes de travail, d'ordre, de moralité, qui populariseraient parmi nos paysans les bonnes méthodes de culture.
Chacun de ces jeunes recevrait en sortant un trousseau complet et une somme de cent francs, c'est à dire la première avance nécessaire pour prendre sa place au rang des travailleurs.
Comparez ces résultats à ceux que donnent nos hospices qui rejettent tous les ans dans la société douze mille orphelins ou enfants abandonnés dont on ignorerait le sort, si on ne les trouvait, un peu plus tard, sur la sellette de nos tribunaux.
Une fois la maison-mère établie, il suffirait d'une dépense de quinze mille cent cinquante francs pour créer chaque colonie partielle de vingt enfants et de trois contre-maîtres.
Différentes combinaisons indiquées par M. Duclésieux prouvent la possibilité de transformer graduellement une partie des colons ainsi élevés en propriétaires du sol qu'ils auraient défriché.
Le but du fondateur de Saint-Ilian est donc d'arracher les orphelins pauvres, les enfants abandonnés, à un surnumérariat de vagabondage et de vice, de recruter des laboureurs et des ouvriers villageois là l'on a recruté jusqu'ici que des mendiants ou des vagabonds; de contre-balancer, jusqu'à un certain point, cette émigration vers les villes, qui est une des misères du présent et un des dangers de l'avenir; d'aider enfin au défrichement des terres incultes en facilitant aux travailleurs la conquête de la propriété.
Ses moyens sont une éducation religieuse pratique, des habitudes simples et laborieuses contractées dès l'enfance, une instruction appropriée aux besoins, le sentiment de la hiérarchie et le respect pour l'autorité, acquis sous le régime militaire et paternel des colonies. Celles-ci ne sont enfin qu'une famille bien ordonnée et agrandie, où le dévouement commande, où la reconnaissance obéit.
On voit quelle influence sociale pourrait avoir la généralisation de l'oeuvre de Saint-Ilian. M. Duclésieux ne doute pas quelle ne se popularise dans un pays où il y a tant de pauvres et tant de cœurs généreux. Il fait à ces derniers un appel touchant et profond. "Regardons, dit-il, nos enfants autour de nos tables, et par amour pour eux donnons un peu de pain à leurs frères."
La Bretagne, qui peut mieux juger de l'oeuvre, parce qu'elle la voit de plus près, à déjà déclaré par la voix de son congrès, "qu'elle avait la sympathie et les vœux du pays tout entier." Les préfets, les évêques ont été unanimes dans leurs encouragements; enfin le conseil général du département des Côtes-du Nord, après avoir entendu le rapport d'une commission qui avait examiné la colonie-mère de Saint-Ilan, lui a accordé une subvention annuelle de 8.760 francs, et a voté à l'unanimité la création d'une colonie centrale dans le département.

Magasin pittoresque, septembre 1849.

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