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lundi 30 mars 2015

Saint-Martin, marquis de Miskou.

Saint-Martin, marquis de Miskou
          mandarin du royaume de Siam.



La Basse Normandie, et particulièrement la ville de Caen, furent réjouies, durant quarante années du règne de Louis XIV, par la vanité extravagante du grotesque personnage dont nous reproduisons les titres et la figure.
Cette vanité le rendit le jouet de nombreuses mystifications auxquelles prirent part, comme acteurs, tous les beaux esprits de la province, entre autre Segrais, Huet et l'intendant Foulcault. Ce dernier avait songé à faire recueillir, sous le titre de Sammartiniana, les faits et gestes de ce héros drôlatique; mais ce qu'il négligea d'accomplir, tous les ana du grand siècle l'ont fait, et Charles-Gabriel Porée, curé de Louvigny, et frère du célèbre jésuite professeur, a écrit un gros livre, sous le titre de Mandarinade, sur cette plaisante victime de la Basse Normandie.
A Caen, on n'appelait le pauvre homme que Saint-Martin de la Calotte, et il a conservé ce sobriquet dans la tradition du pays. On fit de lui mille portraits ou caricatures, soit en peinture, soit en sculpture. J'en ai vu qui étaient griffonnés à la plume sur la marge de ses ouvrages. Le portrait qui a servi de modèle pour notre gravure est aujourd'hui le morceau le plus curieux du Musée de Bayeux. 


L'abbé de Choisy possédait, en 1680, un buste de l'abbé de Saint-Martin, taillé par Jean de Saint-Igny, sculpteur et peintre normand.
Messire Michel de Saint-Martin, écuyer, sieur de la Mare du Désert, protonotaire du Saint-Siège apostolique, docteur en théologie de l'université de Rome, agrégé à celle de Caen, marquis de Miskou dans la Nouvelle-France, et mandarin du premier rang du royaume de Siam, était venu au monde vers le commencement du règne de Louis XIII. Il était fils d'un riche marchand de Saint-Lo, qui s'était fait anoblir en achetant une noblesse du Canada, le tant vanté marquisat de Miskou. Michel de Saint-Martin voyagea durant sa jeunesse en Italie et en Flandre; mais il n'y observa que l'étiquette et les costumes; si bien qu'à son retour, ayant été élu recteur de l'université de Caen, il se mit en tête de faire porter des robes grises et des toques à tous les étudiants, à la manière des collèges de Rome. Les juges de Caen ne lui ayant pas donné raison, il en appela au parlement de Rouen, devant lequel il plaida lui-même sa cause en habit de recteur. Messieurs du parlement, pour ne point abattre trop cruellement sa vanité, lui accordèrent deux articles sur soixante, dont se composait sa longue requête.
Il entreprit aussi de réformer la cave des Cordeliers de Caen; mais ceux-ci, comme le logement qu'il occupait dépendait de leur couvent, le firent sommer par huissier de déménager dans trois mois et un jour, suivant la coutume de Normandie. Le principal moyen de défense qu'employa contre eux l'abbé de Saint-Martin fut l'inconvénient de démolir et de rebâtir son lit de brique en si peu de temps; raison péremptoire et sans réplique dans un temps d'hiver où la maçonnerie ne sèche qu'à force de feu, où le mortier par sa transpiration peut causer des maladies et la mort même. Le marquis de Coigny, gouverneur et bailli de Caen, voulut juger lui-même cette affaire, et, après les plaidoyers et conclusions des avocats, il prononça gravement que le sieur de Saint-Martin aurait six mois pour démolir et rebâtir son lit, aux termes des ordonnances qui accordent ce temps aux boulangers et pâtissiers à cause de leurs fours. 
Ce lit merveilleux, dont il a été tant parlé dans la province, méritait en effet le nom de four. Représentez-vous, dit l'auteur contemporain, un de ces vieux carrosses ou coches du temps passé, qui n'avaient qu'une portière. Les côtés étaient des murailles de brique assez épaisses, bien cimentées. L'impériale était une voûte aussi de brique liée avec du bon ciment. Le tout était natté en dedans et en dehors; la natte qui était au dedans était couverte de peaux de lièvre. A l'un des côtés était l'ouverture par où l'on était introduit dans ce lit singulier. Au-devant de  cette portière était un double rideau, dont l'un était de peaux. Sous le lit était pratiqué un fourneau où l'on mettait de la braise pour y entretenir une douce chaleur. Là, l'excentrique abbé, couvert d'un pantalon doublé de peaux de lièvre, reposait entre deux couvertures de la même étoffe. C'est ainsi qu'il faisait la nique, disait-il, au plus grand froid et aux vents coulis, ses ennemis irréconciliables.
Dans le fort de l'été, il avait un lit ordinaire et se servait de draps; mais dans les plus grandes chaleurs, il quittait rarement son pantalon, disait assez souvent qu'il valait mieux suer que trembler, et que c'était la chaleur seule qui nous entretenait la vie. Son habillement de jour était plus singulier encore: outre neuf calottes en hiver et six en été, il avait par-dessus un capuchon doublé de peaux en hiver, et de futaine en été. Le tout était couronné d'un bonnet à la polonaise qu'il ne quittait que lorsqu'il allait en visite. Ce bonnet fit place ensuite à son digne bonnet de mandarin. Il n'usait pas de moindre précaution pour ses jambes que pour sa tête; il portait neuf paires de bas et des bottines de maroquin par dessus, doublées de peau d'agneau. En été, il se contentait de six paires de bas, et quittait ses bottines qu'il remplaçait par des chausses de drap doublées de peau. Cet ajustement lui donnait une figure des plus comiques. Enfin, outre un petit pantalon plus léger que celui de la nuit, il portait un justaucorps de drap noir doublé en tout temps de peaux de lièvre.
Ces étranges habitudes lui avaient été conseillées, disait-il, par le fameux médecin gentilhomme Delorme, personnage presque aussi extravagant que son élève l'abbé de Saint-Martin. Celui-ci ne crut pas devoir priver ses compatriotes des recettes inestimables qu'il avait recueillies dans une aussi docte fréquentation, et il publia "les Moyens faciles et éprouvés par M. Delorme pour vivre plus de cent ans." Un certain bouillon rouge, dont la base était l'antimoine, composait le "Remède royal merveilleux", la panacée universelle ordonnée par l'abbé de Saint-Martin, et célébrée par les chansonniers bas-normands.
Ce pauvre abbé avait toujours à la fois, cinq ou six procès contre les étudiants et les gentilshommes qui se permettaient de rire de trop près de sa perruque et de ses grimaces. Une livraison entière de notre recueil ne pourrait suffire à raconter, ni même à rappeler toutes les aventures comiques de l'abbé de Saint-Martin. Le récit le plus complet que j'en puisse indiquer a été écrit par Adrien Pasquier, le curieux cordonnier rouennais, dans son immense compilation de biographie normande qui se trouve à la bibliothèque de Rouen. Il cite l'histoire de la Bastille de Constantin de Renneville, le Huetiana, le Segraisiana, les Mélanges de Vigneul de Marville, vingt autres livres encore. 
Je dois me borner à expliquer en quelques mots la comédie archifolle qui valut au marquis de Miskou, protonotaire du pape, le titre et le bonnet de mandarin de première classe du royaume de Siam. Cette mystification splendidement machinée eut pour occasion l'étrange scène jouée à Versailles, l'ambassade du roi de Siam à Louis XIV. En 1685, le chevalier de Chaumont fut nommé ambassadeur à Siam; deux ou trois beaux esprits de Rouen, qui connaissaient le caractère de l'abbé de Saint-Martin, lui écrivirent au nom du chevalier. M. de Chaumont priait M. de Saint-Martin, qui connaissait si parfaitement les usages de la cour de Rome et de celles de Venise, Parme, Plaisance, Gènes, Bruxelles, de vouloir bien lui fournir des mémoires pour se conduire avec succès dans son importante mission. Une si haute marque d'estime remplit de joie le pauvre abbé, qui composa sans désemparer les instructions, et les fit tenir à M. de Chaumont avec un exemplaire de son livre de médecine pour le plus grand bien de M. l'ambassadeur, de tout son équipage et de Sa Majesté siamoise.
A peine M. de Chaumont fut-il arrivé à Siam, et eut-il été présenté au roi, que l'abbé de Saint-Martin reçut de lui des lettres de remerciements pour ses instructions. Le roi de Siam avait mis le livre de médecine dans la place d'honneur de sa bibliothèque, et voulait le buste de l'auteur pour le placer sous un dais au milieu des plus illustres savants de l'Orient.
M. de Grandmaison, enseigne de vaisseau, qui avait été du voyage de Siam, étant passé par Caen, se prêta à entrer dans la plaisanterie du pays, et alla porter à M. de Saint-Martin les compliments de M. de Chaumont et les témoignages d'estime de la cour de Siam. Puis on ne tarda pas à annoncer à l'abbé que l'ambassadeur de Siam, venant d'arriver à la cour de France, était chargé entre autres choses, de la part du roi son maître, d'emmener M. le marquis de Miskou avec lui lors de son retour à Siam, pour être le premier médecin de Sa Majesté siamoise, avec de gros appointements et la dignité de mandarin du premier ordre. Enfin, au bout de trois semaines, vers le temps du carnaval de 1687, l'abbé de Saint-Martin fut informé que l'ambassadeur du roi de Siam, mandarin du premier ordre, et huit autres mandarins, étaient arrivés à Caen avec une grande suite et un nombreux cortège de chameaux, d'éléphants et de dromadaires. Les acteurs de cette colossale bouffonnerie, ambassadeur, ambassadrice, interprète et mandarins, étaient tous des écoliers de l'université de Caen, dont le plus vieux n'avait pas plus de vingt ans, et quelques-uns étaient de la famille même de l'abbé de Saint-Martin, qui ne songea pas à les reconnaître. Ils se peignirent d'ailleurs le visage de plusieurs couleurs et en firent autant à leurs camarades. Ils louèrent chez un habilleur de théâtre des habits à la romaine, par dessus lesquels ils passèrent une robe de chambre dont les manches étaient retroussées jusqu'en haut. La robe de chambre était attachée elle-même par derrière avec des rubans. Les bras et les jambes étaient nus et peints comme le visage. Ils étaient coiffés de bonnets en forme de pains de sucre, qui couvraient entièrement les cheveux. Le bonnet de mandarin que l'on devait présenter à M. de Saint-Martin était aussi pyramidal; mais il différait de ceux des mandarins en ce qu'il était un peu ouvert par le haut comme une mitre. Il était de grandeur à pouvoir contenir les neuf calottes et le capuchon dont sa tête était couverte en cette saison.
Quant à l'abbé, pour bien recevoir cette ambassade qui allait se rendre à son logis le soir aux flambeaux, suivant le cérémonial siamois, il avait pris l'habit de protonotaire, et avait appelé auprès de lui son bon parent et ami M. Gonfrey, qui servait traîtreusement toutes les plaisanteries dressées contre lui.
L'ambassadeur, s'étant incliné profondément, fit en siamois une longue harangue que l'interprète répéta en la traduisant; puis l'ambassadeur tira d'une cassette dorée une lettre du roi de Siam, laquelle avait été préalablement traduite en latin. M. de Saint-Martin accepta de tout son cœur la dignité de mandarin, mais se débattit contre l'honneur d'être médecin de Sa Majesté siamoise, à 50.000 écus d’appointements. L'ambassadeur lui répondit qu'il y allait de sa tête de s'en retourner sans lui, et lui donna jusqu'au lendemain pour régler ses affaires et prendre congé de ses parents et de ses amis.
L'abbé de Saint-Martin pria l'ambassadeur de lui faire mettre sur la tête le bonnet pyramidal qu'il voyait entre les bras d'un des mandarins. On le fit mettre à genoux: deux mandarins lui tenaient les bras; les autres, avec l'ambassadeur, se mirent à danser autour de lui, le sabre nu à la main, proférant des chants et des cris inarticulés que M. de Saint-Martin prenait pour du bon siamois. Il y eut une seconde cérémonie, plus grotesque que la première, pour la coiffure solennelle du bonnet à trois cercles d'or. 
Le pauvre fou vaniteux recourut à M. de Gourgues l'intendant et à M. de Segrais pour obtenir qu'on ne l'embarquât pas de force à Brest pour Siam. On mit une garde à sa porte; mais on fit en revanche force régalades à ses dépens. On lui fit accroire que le grand roi s'interposait entre lui et le roi de Siam. Il acheva sa vie dans la douce illusion de son mandarinat.
Ce personnage, d'une crédulité si extravagante, avait la passion de la gloire, et cette passion, il la fit tourner du moins au bien de sa ville de Caen. S'il composa un certain nombre de livres que les curieux se disputent aujourd'hui, et que, de son vivant, il imprimait à ses frais et distribuait à ses amis, il fut plus utile en décorant les places et carrefours de Caen de fontaines et d'agréables statues; il entreprit aussi de doter la ville d'une bibliothèque publique, et mérita que son historiographe finit sa Mandarinade par cette sorte d'épitaphe honorable:

Était-ce un sage? Non;
Mais seul il a fait plus pour Caen que tous les sages.

Magasin pittoresque, Août 1849.

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