A Paul Verlaine.
Mon cher maître et ami,
La Revue Illustrée me demande quelques notes sur vous. Votre biographie? Qu'importe au public, puisqu'il n'a pas su vous donnez le succès de vente qui, précisément, eût amélioré votre vie. Une étude critique de votre oeuvre? Mieux vaudrait alors utiliser ces belles pages de Revue à reproduire quelques centaines de vos vers divins.
Que dirai-je de Sagesse que tous nous n'en ayons écrit et qui donne une image suffisante de cette oeuvre si belle et si triste! Vous habitez, mon cher Verlaine, un hôpital bâti sur pilotis à l'extrémité de Paris, dans des quartiers trop éloignés pour que je puisse tous les dimanches, comme je le voudrais, aller causer avec vous des choses populaires que vous sentez si profondément, vous, le familier des quartiers de la Bastille et des vulgarités du Paris mondain ou intellectuel qu'à vingt-cinq ans de distance nous traversons l'un et l'autre, en étrangers.
Vous n'écrivez que pour noter vos émotions; vous êtes purement un passionné chez qui les impressions de la vie se prolongent en formules artistiques. Vous êtes rempli d'indifférence pour tous les bureaux d'esprit; vous répugnez à être d'aucun des groupements sociaux. Vous vivez, portés par vos appétits, jamais par des projets de vie; personne n'attacha jamais moins d'importance à ce que recherchent tous les civilisés: situation, argent, notoriété. C'est pour ce parfait désintéressement que j'aime votre âme, jolie comme l'âme d'un enfant.
Ceux qui lisent vos vers rangés par ordre de date, avec quelque pratique de vos ironies, discernent aisément, sous les formules mystiques et sensuelles, la parfaite naïveté de votre cœur, votre bonhomie. Ce journal intime, voilà qui vaut bien n'est-ce pas, pour révéler le caractère d'un homme, trente-six plaisanteries saugrenues et truculentes dont il se plait à mystifier la plupart de ses contemporains. Aussi, mon cher maître, êtes-vous aimé et entouré plus qu'aucun autre artiste par vos lecteurs, par ces jeunes gens, décadents ou symbolistes qui sont eux-mêmes, après toutes les plaisanteries des gens mal renseignés, des esprits délicieux.
Moréas et Tailhade sont des poètes d'une sensibilité et d'une splendeur incomparables; pour ma part, je les admire à l'égal des maîtres fameux de ce siècle. C'est avec eux qu'il y a six ans je vous apportai mon premier hommage. Nous venions de déterrer, non sans peine, Sagesse, chez un éditeur catholique du quartier Saint-Sulpice, qu'il fallut longtemps harceler pour qu'il cherchât dans ses caves cette merveille invendue.
Autour de vous s'est formé un petit groupe qui est à mon goût le plus intéressant de ces cinq dernières années. Ces camarades de qui la sympathie m'est précieuse ont, pour se faire apprécier, le temps et l'émulation qui les unit; ce semble qu'on cesse de les railler à outrance pour les étudier et parfois les féliciter; ce serait plus intelligent de la part des publicistes. Du tâtonnement où on les voit, du moins ne faut-il pas qu'il rejaillisse la moindre défaveur pour vous, mon cher Verlaine. Jusqu'alors, ils ont pu négliger de parfaire quelque chef-d'oeuvre, c'est assez la coutume des jeunes gens de différer cette formalité.
Au surplus, je n'ai pas cette naïveté de croire votre oeuvre inconnue avant les "manifestations décadentes", mais ces nouveaux venus ayant ce double caractère de repousser les rhétoriques en vogue et de chérir toutes les formes de l'instinct (d'où ce qu'on nomme leur mysticisme), devaient exalter plus qu'aucun vos vers, ces confessions écrites pour vous-mêmes, sans développement d'idée et avec une déroutante spontanéité.
Aucune dissertation, des petites impressions, et sincères, voilà où je vous aime. Que d'autres fassent à leur tour de cette façon, qui, vous est instinctive, un procédé, une rhétorique, vous vous en souciez peu; et pour moi, j'aime vos rythmes, non parce qu'ils sont la dernière nouveauté en prosodie, mais pour ce qu'ils expriment de votre âme et de votre conception de la destinée. C'est là toujours que j'en reviens. Je consens à prendre ma part de la vaine pâture intellectuelle qu'offrent les grandes routes du romantisme et du naturalisme, mais c'est sur votre petite prairie que je me trouve à l'aise. Elle est un peu à l'écart, tant mieux; peut-être que la quitterai-je si toute la ville vient y danser le dimanche.
Votre succès, tardif et toujours incertain, ne tient, j'en suis assuré, à aucune circonstance de votre vie. Vous êtes né différent et fait pour l'isolement, car votre épiderme se froisse de tout ce qui réjouit les hommes sans tact, les Barbares. Ceux de votre race savent que l'échelle sociale ne correspond nullement à l'échelle de l'âme, et que les plus honorés manquent trop souvent de ce délicieux bohémianisme d'esprit, générosité, fantaisie et indulgence qui est toute la noblesse. Les nuances qu'ils goûtent n'ont rien de commun avec les grosses qualités requises pour le vulgaire, et même elles les contredisent. Ils exaltent en effet la sincérité (qui passe pour cynisme), le dédain (qui choque) et le parfait désintéressement (qu'on nomme paresse, impuissance, et qu'on méprise. Ils ont un dégoût spécial de ce qui est le fondement de la société actuelle: remplir une fonction. Ils sont écœurés par ce qui paraît le plus respectable à tant de personnes, la pionnerie: lourdeur d'esprit, vulgarité de la morale, aucune délicatesse dans le sentiment, suffisance dans les propos et insuffisance dans le sourire.
Pour vous, mon cher Verlaine, vous cultivez vos passions et vous chérissez tous les êtres instinctifs; c'est en cela que je vous prie de me croire votre fidèle.
Maurice Barrès.
Revue illustrée, deuxième semestre 1890.
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