Le préjugé de la couleur aux Etats-Unis.
Plusieurs journaux américains, rédigés par des hommes de couleur, ont récemment entrepris une campagne contre le préjugé qui fait encore du nègre une sorte de paria dans la société américaine, et signalé des exemples plus significatifs de cet ostracisme. C'est ainsi qu'à Boston les épiciers refusent d'employer dans leurs boutiques des nègres ou des négresses, quel que soit le mérite des candidats, simplement à raison de leur couleur.
A bord de certains bateaux à vapeurs fluviaux, il est interdit aux gens de s'asseoir à table auprès des blancs; et cette règle n'est pas observée seulement dans les Etats du Sud. Un journaliste qui visitait récemment Knoxville, dans le Tennessee, remarqua le très grand nombre de maisons en cours de construction dans cette ville et fut frappé de voir qu'il n'y avait pas un seul nègre parmi les maçons. Sachant qu'il y a vingt ans à peine presque tous les maçons du pays étaient des hommes de couleur, il s'enquit des motifs de ce changement et apprit qu'un grand nombre de maçons blancs étaient arrivés récemment dans la ville et se refusaient de travailler avec des nègres.
La Nation, de New-York, fait remarquer que ce ne sont point là des cas isolés ou exceptionnels, et qu'à New-York même il serait difficile de trouver un ouvrier blanc qui consent à travailler sous un contremaître de couleur, comme cela se voit si souvent dans les Etats du Sud. Il est vrai qu'à Atlanta le nègre le plus lettré et le mieux élevé ne peut aller au spectacle qu'à la condition de prendre place à la galerie; mais à Brooklyn même, dans la "cité des églises", les noirs ne sont pas autorisés à s'asseoir aux meilleures places, même pour des lectures ou conférences données au profit de leur caste, et à Ashbury Park, dans le New-Jersey, l'accès aux bains de mer n'est pas permis aux nègres à l'heure des blancs. On a même signalé dans l'Iowa le cas très intéressant d'une jeune fille de couleur, pourvue d'une éducation tout à fait supérieure, et qui ne parvenait pas à trouver d'emploi comme institutrice, alors que l'état de sa santé lui interdisait tout métier grossier: la pauvre enfant finit par mourir de faim.
En présence de faits de ce genre, remarque le journal américain, on se demande comme les Etats du Nord osent encore parler des ridicules préjugés du Sud en matière de couleur. La vérité est que tout le monde aux Etats-Unis nourrit encore ces préjugés. Beaucoup de gens en admettent l'absurdité mais déclarent qu'il leur est impossible de les surmonter ou de considérer un nègre comme leur égal. Ce sentiment est-il un effet conscient ou inconscient des souvenirs laissés par l'esclavage? Est-ce un caractère de race permanent? Questions difficiles à résoudre. Au lieu de s'indigner que le préjugé de la couleur ait encore des racines, on pourrait plutôt s'étonner qu'il se soit si rapidement atténué et n'existe plus qu'à l'état d'exception dans ses manifestations les plus brutales.
Il n'y a pas encore trente ans qu'Abraham Lincoln lui-même, interrogé au cours du débat fameux sur la question de savoir s'il était "réellement partisan de l'égalité absolue entre les nègres et les blancs", répondait: "Non, je ne suis et n'ai jamais été partisan de l'égalité politique et sociale de la race noire et de la race blanche. Je ne prétends pas et n'ai jamais prétendu donner le droit de vote aux nègres, les voir siéger comme jurés, leur ouvrir l'accès des fonctions publiques ou les autoriser à s'unir par le mariage à la race blanche. Entre eux et nous, la nature a tracé une barrière qui ne s'effacera jamais et que je considère comme un obstacle absolu à l'égalité complète !"
Abraham Lincoln pourrait voir aujourd'hui, s'il vivait encore, un accusé de race blanche jugé par un jury mixte des deux couleurs, et sans doute il ne soutiendrait plus son opinion de 1858. Mais aurait-il le droit, demande le journal américain, de trouver "monstrueux" chez les gens du Sud un préjugé qu'il a si complètement partagé lui-même?
Journal des Voyages, dimanche 3 novembre 1889.
Il n'y a pas encore trente ans qu'Abraham Lincoln lui-même, interrogé au cours du débat fameux sur la question de savoir s'il était "réellement partisan de l'égalité absolue entre les nègres et les blancs", répondait: "Non, je ne suis et n'ai jamais été partisan de l'égalité politique et sociale de la race noire et de la race blanche. Je ne prétends pas et n'ai jamais prétendu donner le droit de vote aux nègres, les voir siéger comme jurés, leur ouvrir l'accès des fonctions publiques ou les autoriser à s'unir par le mariage à la race blanche. Entre eux et nous, la nature a tracé une barrière qui ne s'effacera jamais et que je considère comme un obstacle absolu à l'égalité complète !"
Abraham Lincoln pourrait voir aujourd'hui, s'il vivait encore, un accusé de race blanche jugé par un jury mixte des deux couleurs, et sans doute il ne soutiendrait plus son opinion de 1858. Mais aurait-il le droit, demande le journal américain, de trouver "monstrueux" chez les gens du Sud un préjugé qu'il a si complètement partagé lui-même?
Journal des Voyages, dimanche 3 novembre 1889.
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