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jeudi 19 mars 2015

Artistes amateurs.

Artistes amateurs.


"Ouvrages des amateurs colligés depuis l'année 1754.
Avertissement.- La France aime les arts et les cultive avec succès; ce recueil va fournir les preuves singulières de cet amour; il s'étend depuis le souverain jusqu'au citoyen, et parmi les gens de différents états qui en sont épris, on y remarque les dames dont les occupations avaient paru s'opposer à ce genre d'étude et d'amusement nobles. Il est divisé en trois parties: la première contient les morceaux gravés de la main de nos rois, reines, princes et princesses; la seconde est composée de semblables ouvrages de la main des dames qui se sont amusées de la gravure; et la troisième renferme, sous un ordre alphabétique, ceux des seigneurs et autres personnes de distinction autant qu'il nous a été possible de les rassembler."
Tel est l'avant-propos d'un des plus curieux portefeuilles de notre cabinet national d'estampes. On voit que lorsque l'on avait fondé cette collection, en 1754, on s'était proposé de rassembler seulement des gravures faites par des amateurs; mais dix ans après on accueillait également les dessins.
Du reste, jamais, en aucun pays, les arts n'avaient excité l'émulation d'un aussi grand nombre d'amateurs, de collectionneurs et de protecteurs illustres qu'à Paris et dans toutes les provinces de la France, durant le siècle dernier. Il y a de ce temps des Guides d'étrangers et des Almanachs d'artistes qui ne sont pleins que de catalogues de leurs noms. Sans me préoccuper des collectionneurs, et pour ne citer que les amateurs connus les plus distingués par leur talent de dessinateurs ou de graveurs, dont je trouve les œuvres dans les portefeuilles qui leur sont consacrés, je nommerai: MM. de la Bretesche, qui dessinait à la plume, en 1690, de petites vues de Rome; Begon, l'intendant de la marine du roi à Dunkerque, qui dessinait, en 1746, des figures "pour être sculptées en relief à la proue des frégates du roi"; Desfriches, le négociant d'Orléans, né dans cette ville en 1723, et qui gravait et dessinait de jolis, légers et fins paysages; d'Agincourt; le comte de Breteuil; Baudoin, officier des gardes françaises; de Bourdeille; l'historien de nos peintres, Dezallier d'Argenville; l'ami du Poussin, Chantelou, dont nous avons une charmante petite eau-forte de la Belle Jardinière; le célèbre silhouettiste Carmontelle; de Croismare, l'ami de Diderot; D'Azaincourt; les fermiers généraux Dupin et d'Orvillers; l'intendant des menus-plaisirs De La Ferté; le conseiller du parlement de Toulouse Foulquier; l'aïeul de l'ancien directeur des musées, le comte de Forbin; le maître des requêtes de Fontanieu; le baron de Gaillard-Lonjumeau d'Aix; de Gravelle, le conseiller au parlement; de Jullienne, l'ami de Watteau; le comte de Marsan, mort en 1708 et frère cadet du comte d'Armagnac, grand-écuyer, lequel comte de Marsan nous a laissé une vue de son château patrimonial, gravée d'une pointe aussi fine qu'un Della Bella; le comte de Meleun; le marquis de Montmirail, dont Audran retouchait les planches de paysages; le secrétaire des commandements de la reine, de Montullé; le gouverneur du Louvre, de Niert, marquis de Gambais, ami du plus habile des amateurs illustres, le comte de Caylus; le comte de Saint-Aignan; de Pommard; le baron de Saint Julien; Robert de Seri, que je considérerais comme un éminent artiste, à en juger d'après les trois seules eaux-fortes que je connaisse de lui, représentant une Ariane ou une Bacchante endormie, un Enfant coloré dans le vrai goût lumineux de Rembrandt, et une Femme écrivant une lettre sous la dictée de l'Amour; le marquis de Sourches, qui grava une excellente petite série de cavaliers dans le goût de Della Bella, au temps de Louis XIV; le baron de Thiers et le chevalier de Valory, qui ont gravé de belles suites de dessins d'après Boucher; et le comte de La Vieuville, d'après Callot.
Tous ces noms, comme on voit, forment une assez brillante escorte à ceux des rois et princes français qui ont patronné par leur exemple les artistes de leur temps.
Quand le garde du cabinet des estampes, en 1754, entreprit un recueil particulier des œuvres gravées par les princes, la moisson ne dut pas d'abord alors se présenter à lui bien considérable. Parmi les graveurs de la famille royale de France, on ne comptait guère que Marie de Médicis, pour sa belle estampe si fermement gravée en bois, représentant un buste d'une dame illustre du moyen âge, datée de 1627, et dont elle donna la planche à Champaigne, au temps qu'il peignait son portrait; le grand dauphin, fils de Louis XIV, pour une vue de château gravée à l'eau-forte dans le goût d'Israël Sylvestre; le duc de Bourgogne, pour un Parnasse, assez largement gravé d'après un dessin d'Antoine Coypel, et encore pour quelques paysages et un  groupe de petits satyres, en 1694 et 1698; Louis-Charles de Bourbon, comte d'Eu, né le 15 octobre 1701, grand-maître de l'artillerie de France, gravait d'une pointe légère, en mars 1717, une jolie petite pièce qu'on peu intitulé la Moissonneuse; Louis-Henri de Bourbon, mort le 27 janvier 1740, dessinait, en 1725, une tête de saint extatique, que gravait Caylus; Louis de Bourbon, comte de Clermont, avait gravé très-agréablement un paysage dans le goût de Coypel, qui était celui du temps.
Il n'y avait point là de quoi remplir un portefeuille; mais dès qu'on se fut résolu à introduire des dessins parmi ces eaux-fortes, le recueil put prétendre à se grossir singulièrement. Le goût du dessin chez nos rois remontait à l'introduction même de l'art italien dans notre pays, et je ne sais même pas si Charlemagne ne s'est pas quelque peu occupé en son temps d'enluminure de Missel. On connaît aussi la passion pour les arts du bon roi René d'Anjou, passion malheureuse, car il en oublia le soin de la conservation de ses Etats, et n'en fit pas de meilleure peinture, comme les Parisiens en peuvent voir au musée de Cluny un triste échantillon, représentant la Prédication de la Madeleine à Marseille, oeuvre beaucoup plus incontestable, hélas! que les magnifiques peintures qui lui ont été attribuées, et qui sont les œuvres de Memling (ou Hemmeling) ou d'autres admirables maîtres flamands appelés par lui en Provence. P. Monier raconte, d'après Paul Lomazzo, qui le tenait sans doute de Léonard de Vinci son maître, que François 1er "était si fort amateur de la peinture, que très-souvent il faisait l'un de ses plaisirs le prendre le porte-crayon, et de s'exercer à dessiner et à peindre."
Le roi de plus ancienne date dont le portefeuille de la Bibliothèque nationale offre un dessin, c'est le fils de Marie de Médicis, Louis XIII. Une note qu'on lit au bas de son oeuvre rappelle cette particularité connue, que le roi "prenait un plaisir singulier à la peinture. Il voulut que Vouet lui apprît à dessiner et à peindre au pastel, pour faire les portraits de ses plus familiers courtisans."
Du grand Dauphin, fils de Louis XIV, on trouve dans le portefeuille une vue du palais de Madrid, l'Escurial, où avaient été élevées sa mère, Marie-Thérèse, et sa grand-mère, Anne d'Autriche, et où devait régner le duc d'Anjou, son fils.
Sur une feuille sont réunies cinq petites croquades du roi Louis XV enfant: quatre dessins de maisonnettes, et les deux chiens dont nous donnons le fac-similé.


Sous le premier dessin se trouve cette note: "Ces cinq dessins à la plume sont de la main de S. M. Louis XV, et ont été donnés par feu l'abbé Pérot, instituteur de S. M., à l'abbé Denis, avocat au parlement, qui les a déposés entre les mains de M. le garde du cabinet Joli, le 3 juillet 1770. Dessins faits par le roi à l'âge d'environ sept ans.
On voit dans la collection un petit paysage signé Ludovica Maria fecit anno 1762, et donné par madame Louise à madame la comtesse de Baschi à Parme. Madame Louise était Louise-Maire-Thérèse de Parme, seconde fille de don Philippe, infant d'Espagne, et de Louise-Elisabeth de France, fille aînée de Louis XV, née le 9 décembre 1751, mariée le 4 septembre 1765 à Charles-Antoine, prince des Asturies, depuis roi d'Espagne, sous le nom de Charles IV. "Madame la comtesse de Baschi, lors de l'ambassade de M. le comte de Baschi à Venise, avait reçu comme une marque de distinction ce dessin fait à la plume et apostillé de la main de cette jeune princesse, pendant le séjour que firent Leurs Excellences à la cour de Parme. De retour en France, ils ont jugé de pouvoir mieux placer ce titre honorable d'estime que de le déposer dans le recueil des ouvrages des souverains et des personnes de distinction conservés au cabinet des estampes de la Bibliothèque du roi. En 1768."
On voit que la courtisanerie n'avait pas tardé à s'en mêler. Chacun, par mode ou pour contribuer à enrichir un recueil qui était d'une flatterie agréable à nos princes et princesses, s'empressait d'apporter sa feuille de griffonnage royal. Le duc de La Vauguyon écrivait de Versailles, le 21 novembre 1769, au conseiller d'Etat Bignon: "On m'a dit, monsieur, qu'il y avait à la bibliothèque du roi un recueil de dessins de tous les princes de la famille royale depuis François 1er. J'ai pensé que vous seriez bien aise de joindre à cette collection un dessin de la main de monseigneur le Dauphin et de messeigneurs ses frères; je les joins ici... Je puis vous assurer, monsieur, que les dessins ci-joints sont bien véritablement de la main de nos princes."
Le paysage du comte d'Artois (depuis Charles X) représente un vieux pont sur une rivière, dans le coin à gauche un moulin à eau dont on voit tourner les roues, sur le premier plan à droite un paysan traînant une barque. Le comte de Provence (depuis Louis XVIII) avait dessiné une vachère trayant sa vache auprès d'une ruine ombragée de grands arbres, et ce dessin fut gravé, par le comte de Caylus peut-être, sous le titre de la Petite Ménagère. Le Dauphin (depuis Louis XVI) avait dessiné une place de bourgade où l'on voyait une croix, des auberges, un puits et des paysans remplissant leurs seaux. Ces trois dessins étaient à la plume et datés tous trois de 1769. Une autre vachère, vue de dos debout et filant, gardant ses vaches auprès d'une palissade, et "faite pat monseigneur le Dauphin" a bien plus de caractère encore que celle du comte de Provence. Deux plans de fortification dessinés d'après le système de Vauban sont signés du Dauphin et datés de 1766 et 1769; deux autres plans pareils sont du comte de Provence et datés de 1767 et 1769. Quant à la couronne de lys rejoignant un trophée symbolique de coqs, d'armes et d'objets d'arts que nous reproduisons fidèlement, c'est une petite eau-forte exécutée adroitement par Louis XVI et qui ne porte point de marque, de signature et de date.


De la descendance de Louis XV, je n'ai plus à citer qu'une vue lointaine d'un château bâti au milieu d'un lac, et auquel on arrive par un pont de bois. "Ce dessin fait à la plume est de la main de madame Clotilde de France, depuis princesse de Piémont. Cette auguste princesse, quelques jours avant son départ de France, daigna en faire don elle-même au cabinet d'estampes qu'elle vint visiter le 12 octobre 1773, sur les trois heures après-midi, et dont S. A. R.  ne s'arracha (ce sont ses expressions) qu'à six heures du soir. Madame Clotilde de France était accompagnée de madame Elisabeth, sa sœur, de mademoiselle de Bourbon-Condé, de madame de Marsan et d'une cour nombreuse et brillante."
On voit de quelle faveur jouissait alors à la cour le cabinet d'estampe, et particulièrement le portefeuille des dessins royaux. Quant à la manière dont ces dessins sont exécutés, je hasarderai l'observation que tous, depuis ceux du grand Dauphin jusqu'à ceux de madame Louise, paysages ou figures, portent la marque d'une même pratique, d'un même système; ils sont uniformément dans le goût des dessinateurs lorrains Sébastien Leclerc et Israël Sylvestre. Cette continuité de tradition s'explique par ce fait que les Sylvestre descendants d'Israël, de père en fils, occupèrent jusqu'à la révolution l'emploi de maîtres à dessiner des enfants de France.
Quant aux princes, dames ou seigneurs étrangers, dont les œuvres composent la seconde partie du portefeuille, je nommerai le prince Charles de Ligne, le duc de Melfort, le conseiller de légation M. de Hagedorn, le savant Heinecken, le comte de Hamilton, le vicomte de Newenham; et toutes ces princesses d'Allemagne qui ont donné de tout temps une grande protection aux arts: l'archiduchesse Charlotte d'Autriche, Marie-Anne d'Autriche, la margrave de Bade d'Ourlac, et la princesse Pauline de Schwarzenberg, ambassadrice de Vienne à la cour de Napoléon, qui a gravé à l'eau-forte, en 1804, les seize châteaux en Bohème du prince de Schwarzenberg (neuf châteaux de plus que le célèbre roi de Bohème, de Sterne et de Charles Nodier).
Nous reproduisons comme exemples quelques-uns de ces dessins.
Le paysage du duc de Chartres est une véritable oeuvre d'artiste. Ce duc de Chartres ne serait autre que Louis-Philippe-Joseph Egalité, car une note qui se lit sur la feuille qui contient ses gravures le dit né en 1747. 


Outre le goût naturel de sa famille pour le dessin, il eut pour maître le serviteur agréable et fidèle de sa maison, L. C. de Carmontelle, d'après lequel il grava, en 1761, une petite pièce: " le Manœuvre de Saint-Cloud." Les six paysages qu'il a exécuté à l'eau-forte sont de main de maître.
Les arts reprocheront toujours à ce prince, devenu duc d'Orléans, d'avoir privé sa patrie de la magnifique collection de tableaux que sa famille avait rassemblée depuis un siècle et demi, et qui fut vendue en Angleterre.
Le charmant paysage de la baronne d'Herlac (c'est le nom manuscrit qu'il porte) est d'une origine qui m'embarrasse. 


Je le crois gravé à l'eau-forte, en 1756, d'après un dessin de Leprince, dont je lis le nom sur la marge de l'estampe. Cette baronne pourrait bien n'être autre que la margrave de Bade d'Ourlac, née princesse de Hesse-Darmstadt, dont on voit dans le portefeuille une très-vigoureuse petite gravure d'après Rembrandt.
Une figure pointue, maigre, effilée, comme eût été en France celle d'un huissier ou d'un procureur, fut gravée, quelques années plus tard, d'après le dessin original de M. de Hamilton, par le comte de Hessenstein, amateur dont on n'a conservé qu'une autre pièce représentant des antiquités de Naples. 


Dans la pensée de Hamilton, ce personnage aiguisé comme une lame avait pour pendant ce qu'on eût appelé son antipathie dans le langage de nos pères, c'est à dire un autre personnage gros, gras, épais, rebondi, arrondi, au ventre énorme, à perruque boudinée autant que celui-ci l'a plate.
En 1814, la princesse Charlotte d'Angleterre choisit pour mari Léopold de Saxe-Cobourg, aujourd'hui roi des Belges; deux ans après, la mort la surprenait, éclatante de jeunesse, de grâce et de vertus. C'est à cette princesse qu'il faut attribuer la tête de guerrier antique que nous avons fait graver.


Un autre prince, également populaire, l'ancien vice-roi d'Italie, le prince Eugène de Beauharnais, s'était retiré en Allemagne. L'un de ses fils, le prince Auguste-Charles-Eugène-Napoléon, duc de Leuchtenberg, prince d'Eichstell, mort époux de dona Maria, reine de Portugal, a laissé une suite de sept petites planches, dont chacune porte plusieurs sujets, têtes d'hommes, animaux, une danse tyrolienne. 


C'est de la première de ces eaux-fortes qu'est extraite la tête de vieillard, signée et datée par cet amateur, cousin germain du président actuel de la République française.

Magasin pittoresque, mai 1849.

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