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mercredi 4 mars 2015

Le cimetière du Père-Lachaise.

Le cimetière du Père-Lachaise
                     et son portier.



C'est une vaste enceinte divisée comme un damier par des grilles en bronze, par d'élégants compartiments où sont renfermés des tombeaux, tous enrichis de palmes, d'inscriptions, de larmes aussi froides que les pierres dont se sont servis des gens désolés pour faire sculpter leurs regrets et leurs armes.
Il y là de bons mots gravés en noir, des épigrammes contre les curieux, des concetti, des adieux spirituels, des rendez-vous où il ne se trouve jamais qu'une seule personne, des biographies prétentieuses, du clinquant, des guenilles, des paillettes. Ici des thyrses; là, des fers de lance; plus loin des urnes égyptiennes; çà et là quelques canons; partout des emblèmes de mille professions; enfin tous les styles: du moresque, du grec, du gothique, des frises, des oves, des peintures, des urnes, des génies, des temples, beaucoup d'immortelles fanées et de rosiers morts. 
C'est une infâme comédie! c'est encore tout Paris avec ses rues, ses enseignes, ses industries, ses hôtels, mais vu par le verre dégrossissant de la lorgnette, un Paris microscopique, réduit aux petites dimensions des ombres, des larves, des morts, un genre humain qui n'a plus rien de grand que sa vanité.
Et, en ce lieu, il y a un portier; et, de tous les portiers de Paris, celui du Père-Lachaise est le plus heureux. D'abord, il n'a point de cordon à tirer; puis, au lieu d'une loge, il a une maison, un établissement qui n'est pas tout à fait un ministère, quoiqu'il y ait un très-grand nombre d'administrés et plusieurs employés; que ce gouvernement des morts ait un traitement et dispose d'un pouvoir immense dont personne ne peut se plaindre: il fait de l'arbitraire à son aise. Sa loge n'est pas non plus une maison de commerce, quoiqu'il y ait des bureaux, une comptabilité, des recettes, des dépenses et des profits. Cet homme n'est ni un concierge ni un portier: la porte qui reçoit les morts est toujours béante; puis, quoiqu'il y ait des monuments à conserver, ce n'est pas un conservateur; enfin c'est une indéfinissable anomalie, autorité qui participe de tout, et qui n'est rien; autorité placée, comme le mort dont elle vit, en dehors de tout. Néanmoins, cet homme exceptionnel relève de la ville de Paris, être chimérique comme le vaisseau qui lui sert d'emblème, créature de raison mue par mille pattes, rarement unanimes dans leurs mouvements, en sorte que ses employés sont presque inamovibles. Ce gardien de cimetière est donc le concierge arrivé à l'état de fonctionnaire, non soluble dans la destruction.
Sa place d'ailleurs est une sinécure: il ne laisse inhumer personne sans un permis: il doit compte de ses morts, il indique dans ce vaste champ les six pieds carrés où vous mettrez quelque jour tout ce que vous aimez. Oui, sachez-le bien, tous les sentiments de Paris viennent habiter à cette loge, et s'y administrationalisent. Cet homme a des registres pour coucher ses morts: ils sont dans leur tombe et dans ses cartons. Il a sous lui des gardiens, des jardiniers, des fossoyeurs, des aides. Il est un personnage. Les gens en pleurs ne lui parlent pas tous d'abord. Il ne comparaît que dans les cas graves: un mort pris pour un autre, un mort assassiné, une exhumation, un mort qui renaît. Le buste du roi régnant est dans sa salle, et il garde peut-être les anciens bustes royaux, impériaux, quasi-royaux dans quelque armoire, espèce de petit Père-Lachaise pour les révolutions.
Enfin, c'est un homme public, un excellent homme, bon père et bon époux, épitaphe à part. Mais tant de sentiments divers ont passé devant lui sous forme de corbillard! mais il a tant vu de larmes, les vraies, les fausses! mais il a vu la douleur sous tant de faces, et sur tant de faces! il a vu six millions de douleurs éternelles! Pour lui, la douleur n'est plus qu'une pierre de 11 lignes d'épaisseur et de 4 pieds de haut, sur 22 pouces de large; quant aux regrets, ce sont les regrets de sa charge; il ne déjeune ni ne dîne jamais sans essuyer la pluie d'un inconsolable affliction. Il est bon et tendre pour toutes les autres affections: il pleurera sur quelques héros de drame, sur M. Guermeuil de l'Auberge des Adrets, l'homme à la culotte beurre frais, assassiné par Macaire; mais son cœur s'est ossifié à l'endroit des véritables morts. Les morts sont des chiffres pour lui; son état est d'organiser la mort. Puis enfin il se rencontre trois fois par siècle une situation où son rôle devient sublime, et alors il est sublime à toute heure... en temps de peste.

                                                                                                                 de Balzac.

Magasin universel, décembre 1836.

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