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vendredi 17 novembre 2017

Anthropophages.

Anthropophages.


Il paraît que lorsque l'homme a goûté une première fois de la chair de ses semblables, il en éprouve par la suite un violent et périodique appétit qui ressemble à un accès de frénésie. Les Windikouk ou mangeurs d'homme ne se possèdent plus, dans ces spasmes nerveux de folie transitoire; leurs traits se tirent, leurs yeux s'animent et étincellent, leurs lèvres s'agitent dans un mâchonnement horrible. Ils tremblent, ils promènent de toutes parts des regards soupçonneux et font entendre un grognement de bête sauvage.
Bien souvent, dans ces circonstances douloureuses et indépendantes de la volonté du criminel, de nouveaux délits ont été perpétrés sans aucune nécessité, et par cette seule force de l'habitude qui, même pour les crimes les plus hideux, se contracte dès le premier acte; à moins que la volonté ne s'élève contre cette première défaillance par une réaction puissante et persévérante.
Malheureusement, c'est le contraire qui a lieu, parce que les infortunés qui tombent dans le cannibalisme sont des hommes faibles et sans énergie comme sans principes. Après avoir dévoré leurs semblables par nécessité, si tant est que le besoin le plus urgent puisse servir d'excuse à un tel crime, ils en viennent à le faire par goût et délectation.
C'est ce que ne prouvent que trop les faits suivants, que je choisis entre plusieurs qui me sont fournis par mon journal de vingt années de séjour chez les Peaux-Rouges.

Chié-Khé-Nayellé avait goûté de la chair humaine lors de la terrible famine qui désola le fort Bonne-Espérance, et dont j'ai fait ailleurs le hideux tableau. Quelques années après, en 1863, ayant éprouvé un jeûne forcé, en chassant dans les Montagnes Rocheuses, il se dirigea vers le fort de Bonne-Espérance pour y chercher du secours.
Outre sa femme, ses deux filles et un petit garçon en bas âge, cet Indien, un Déné de la tribu des Esclaves, du fort Norman, nourrissait aussi ses deux neveux, orphelins de père et de mère. Ce surcroît de charges n'avait pas peu contribué à affamer Chié-Khé-Nayellé. Il commença donc, tout en se dirigeant vers le fleuve Mackenzie, par abandonner le plus jeune de ses neveux, qui était âgé de dix ans.
En faisant diligence, le malheureux Esclave atteignit le fleuve, au rapide des Remparts, et il y campa. Il ne lui restait plus que trois heures de marche pour atteindre le fort Bonne-Espérance, lorsque le misérable, cédant à une horrible tentation, qui le poursuivait et l'obsédait sans doute depuis plusieurs jours, tua la plus jeune de ses filles à coup de hache, la nuit qui suivit son arrivée en ce lieu fatidique, la fit rôtir et en dévora la chair.
La femme de Chié-Khé-Nayellé ne voulut point prendre part à cet horrible repas. Laissant là ce mari dénaturé, elle se sauva au fort avec les deux enfants qui lui restaient. Son neveu l'y avait déjà devancé, apportant aux Canadiens l'affreuse nouvelle.
Quand le cannibale sa présenta au fort, son visage était effrayant, les yeux lui sortaient de la tête, il était en proie à une exaltation terrible et s'imaginait que tout le monde conspirait sa mort. En conséquence, il ne se départit pas un seul moment de son fusil chargé, et ne se livrait au sommeil que lorsque tout le monde était couché et endormi.
Il faut que le christianisme soit bien fort pour adoucir et transformer de pareils montres.
J'ai connu particulièrement cet homme; nul n'a un visage plus doux, plus avenant, plus gracieux. Tant il est vrai que les apparences sont souvent fallacieuses. Le nom de mangeur de monde lui est resté.

En 1866, me trouvant sur les bords du Grand Lac des Ours, cette mer intérieure douce, peuplée de harengs, et qui nourrit des truites saumonées pesant 32 kilos, je fis connaissance avec un beau et grand vieillard septuagénaire, à la figure douce et aux manières bienveillantes. Il s'appelait Kra-nda (les yeux de lièvre), il était veuf et n'avait qu'un seul enfant, un fils âgé de quinze ans qui ne quittait jamais son père.
Il me gagna par sa douceur et son affabilité, par le bon sens et la réserve dont il fit montre pendant tout le temps qu'il passa chez moi.
Que l'on juge de mon étonnement lorsque, après le départ de ce sauvage, j'appris de ses compatriotes Esclaves que cet homme a dévoré onze personnes de sa famille, parmi lesquelles ses deux femmes, un beau-frère et tous ses enfants à l'exception du dernier.
Depuis 1861, époque de son baptême, Kra-nda paraît pourtant s'être corrigé de ce léger penchant pour la chair fraîche, car on ne lui reproche plus aucun méfait de ce genre.
L’Écossais qui gouvernait alors le fort Franklin et auquel je parlais du mangeur d'hommes, me raconta aussitôt, qu'un soir d'hiver, Kra-nda arriva seul au fort, dans un état de surexcitation fébrile. Il était, disait-il en proie à la famine et accourait vers ses bons amis les blancs pour obtenir des vivres.
"- Je remarquai, me dit M. Taylor, c'est le nom de l'officier, qu'il portait sur le dos une gibecière en filet qui paraissait contenir quelque chose de lourd. Je voulus savoir ce qu'il y avait. Je lui désignai donc une case vide pour logement temporaire, et je l'y observai. En entrant dans la maisonnette, l'Indien se hâta d'aller suspendre derrière la porte sa carnassière, ainsi que le font les sauvages lorsqu'ils veulent mettre quelque morceau de viande hors des atteintes des dents des chiens.
Ce mouvement ne m'échappa pas et me confirma dans ma conviction que Kra-nda me trompait.
La nuit venue, je profitai d'un moment où l'Indien était sort de sa case, pour aller plonger vivement la main dans sa gibecière. Je la retirai plus vite que je l'y avait mise, frappé d'épouvante et d'horreur. Savez-vous ce que j'y avait trouvé? Deux mains, monsieur, deux mains humaines, fraîchement coupée sans doute, et déjà cuites, dont l'une avait été grignotée par cet homme abominable.
C'était les mains de son beau-frère.
Je rentrai chez moi en proie à la terreur, car j'étais presque seul au fort; mes serviteurs étaient en voyage. Je me barricadai dans ma chambre, et me couchai ayant un fusil chargé à mon côté. Néanmoins, je ne pus fermer l’œil de toute la nuit; j'avais sans cesse devant les yeux l'affreuse gibecière et son horrible contenu.
Le lendemain, j'alléguai un prétexte quelconque à Kra-nda pour le congédier, après lui avoir donné de la viande de renne."
Le pauvre mangeur d'homme eut une fin tragique et misérable:
En 1870, la famine sévit de nouveau et sévèrement dans les immenses steppes de lichen qui entourent, sur trois côté, le Grand Lac aux Ours. Le renne, qui d'ordinaire, s'y montre en aussi grand nombre que les étoiles dans le firmament, le renne y manqua complètement. Il demeura dans les forêts malingres qui s'étendent au Nord et à l'Est du fort Bonne-Espérance. Le poisson restait aux Indiens comme seule ressource; mais la glace est si épaisse au Grand Lac, durant l'hiver, que ceux-ci ne purent faire la pêche. D'ailleurs ils n'avaient pas de filets à hareng. Ils préfèrent se transporter en hâte dans les parages de Bonne-Espérance pour vivre dans les Montagnes-Rouges. Ces Indiens avaient alors deux impotents avec eux, qui devaient nécessairement nuire à leur fuite précipitée, entravant leur marche. C'étaient le vieillard Kra-nda, devenu trop infirme pour chasser et voyager, et un jeune homme de vingt-cinq ans, nommé Kfwi- téwé ou Grosse-Tête, que les fatigues de son dernier voyage d'été, au service de la Compagnie d'Hudson, avait fait tomber en consomption.
Ils furent abandonnés sans pitié. On sacrifia ces deux hommes pour le salut de la peuplade entière.
Le vieil anthropophage se soumit avec résignation à l'horrible sort qu'on lui destinait; mais Grosse-Tête ne put supporter ce cruel destin avec la même indifférence. Il manifesta des terreurs et un désespoir qui auraient dû toucher ces cœurs de glace. Il pria, il supplia, il pleura. On fut sourd. On leur alluma à tous deux un feu de sapin, par un dernier mouvement de commisération, et ils furent abandonnés comme des cadavres, à l'âpre morsure d'un froid de plus de 40 degrés centigrades et à la dent des loups.
Ainsi périt Kra-nda le mangeur d'homme.

Pendant l'été de cette même année 1866, je vis au fort Simpson, chef-lieu de l'immense district de Mackenzie, un autre anthropophage qui en était à sa septième victime. 
Ce malheureux, nommé Ktô-bétra, le Père de l'herbe, avait commis ses plus grands forfaits à quelques centaines de mètres seulement du fort Simpson. Ceci prouve bien que la nécessité seule n'est pas le mobile de l'anthropophagie: mais qu'il faut en chercher la cause dans la puissance de l'habitude et la véhémence de la tentation.
J'ai vu le ravin où le vieux mangeur d'homme Ktô-bétra, encore un Esclave, avait eu le triste courage de déterrer sa propre femme, morte de faim, pour s'en repaître. Quel amour!
Ce fut son premier crime, sept autres suivirent. Ce malheureux, nouveau Saturne, tua et dévora tous ses enfants, sauf le dernier, qu'il se réserva probablement pour ses vieux jours. Ils ont tous cette triste prévoyance!
En arrivant dans un fort, la première visite de cette espèce de hyène à figure humaine était pour les cimetières. Grâce au froid intense des terres arctiques, qui permet aux cadavres de se conserver longtemps et rouges pendant de longues années, il trouvait dans les tombeaux une nourriture abondante et toujours prête.
En vérité, on peine à croire qu'il puise se rencontrer sous le soleil de pareils monstres, et que leurs compatriotes les laissent vivre. Les Cris tuent presque toujours les Windikouk ou anthropophages. En 1884, ils ont encore assommé à coups de hache une vieille femme qui s'était rendu coupable de ce crime. Mais les Déné sont si humains, si craintifs, ils conçoivent des cannibales une telle terreur, qu'ils se contentent de les fuir, sans les détruire.
Quatorze ans après, je me trouvais au fort Providence, au lieu où le puissant fleuve Mackenzie sort du grand Lac des Esclaves. C'était au mois de novembre 1878. Un jour que j'étais allé bûché du bois de chauffage dans la forêt, je fis la rencontre d'un jeune homme d'une vingtaine d'années qui tirait, seul, un traîneau pesamment chargé, mais informe.
- Tu viens de faire bonne chasse, mon beau frère? lui dis-je. Le chef blanc du fort Providence sera content de toi.
- Je pense au contraire qu'il ne le sera guère, me répondit le jeune homme. Ce n'est pas de la viande boucanée que le lui apporte; c'est mon vieux père mourant que j'emmène à la mission afin qu'il y reçoive les derniers sacrements.
- Et qui est ton père?
- Klô-bétra, le Père du foin, le vieux mangeur d'hommes.
- En voilà un encore qui vole le paradis, dis-je au jeune homme. Allons, va, et que Dieu le récompense de ta piété filiale!
Depuis une quinzaine d'années les Indiens ont pris cette habitude de faire conduire dans les forts et les missions leur dépouille mortelle, afin d'y recevoir de leurs bons amis, les Blancs, l'honneur et la charité de six pieds sous terre, que ne leur accorderaient pas leurs parents.
Le vieux mangeur d'hommes me fit appeler, pour que je lui donnasse un médicament. Mais il se mourait de vieillesse. Il n'y avait pas de remède à ce mal. Je le lui dis bien carrément.
Il se comporta en chrétien résigné, mit ordre aux affaires de sa conscience et reçut les derniers sacrements.
J'avais été obligé de m'absenter pendant huit jours. lorsque je revins au fort Providence, je me transportais en hâte à la case où gisait son corps usé et décharné par le temps. Klô-bétra était en proie à une agonie douce et sans souffrance. Ses facultés s'éteignaient une à une sans secousse ni déchirement. Une mort de patriarche. Il me reconnut à peine, mais, à ma vue, il se leva sur son séant, en proie au délire, et me dit d'une voix entrecoupée.
- Ah! mon petit-fils, ils ne veulent pas que je guérisse, les Blancs mauvais. Si j'avais de la chair humaine à mettre sous la dent, tu me verrais bientôt reprendre de nouvelles forces; mais les avares ne veulent pas m'en donner!
Tel est l'empire que la force de l'habitude exerce sur l'imagination.
Klô-bétra mourut le 18 novembre, en demandant faiblement... de la chair humaine.

Les cas d'anthropophagie sont plus fréquents chez les Cris que parmi leurs voisins du nord, les Déné.
Lorsque j'étais dans le Saskatchewan, j'ai connu deux vieilles femmes qui appartenaient, l'une au lac  la Grenouille, l'autre au lac la Poule d'Eau. Toutes deux avaient souillé leurs mains du sang de leurs semblables pour devenir des Windikouk, objets d'horreur et de mépris pour leurs compatriotes. C'est la première de ces malheureuses que les Cris tuèrent en 1884.
Mais, en 1879, la police montée de ce vaste district pelletier, qui, depuis, a été divisé en trois provinces politiques, captura un Cri nommé Kakousi-Koutchin, ou le Bon-Coureur, que l'on soupçonnait de meurtre et de la manducation de toute sa famille, s'élevant à sept personnes, indépendamment de sa mère et de son beau-frère. D'abord le cannibale nia tout; puis il s'amenda, s'avoua coupable publiquement, fut jugé et pendu le 20 décembre de la même année.
Voici comment ce malheureux raconta l'horrible drame dont il avait été le triste héros. Séparé du fort Saskatchewan par une assez grande distance, j'en reçus avis par une communication particulière:
"Au commencement de l'année 1879, j'étais campé avec toute ma famille à 97 kilomètres du fort Saskatchewan, vers le nord et dans les bois. Les animaux de venaison étaient abondants. Je tuai plusieurs élans et cinq ou six ours noirs. Mais à la mi-février, je tombai malade, et ceux qui demeuraient avec moi ne purent faire la chasse. Les fauves avaient disparu. Nous dûmes tuer nos chiens pour nous repaître de leur chair.
"Lorsque j'eus recouvré quelques forces, je me transportai au fort Athabasca, et j'y obtins de l'officier en charge quelques secours en provisions qui, hélas! ne durèrent pas longtemps. Tous nous ressentions les douleurs et les angoisses de la faim.
"Il y avait alors avec moi ma femme, mes six enfants (trois garçons et trois filles), ma vieille mère et mon frère cadet: neuf personnes.
"Mon frère se décida à partir avec ma mère, dans l'espoir de trouver plus loin, ce qu'ils ne rencontraient pas dans le voisinage de mon mikiwap. Je demeurai avec ma famille, et la famine devint de plus en plus cruelle.
"Pendant plusieurs jours nous n'eûmes rien à manger que des peaux, de vieux souliers et des lanières. Je conseillai donc à ma femme de partir avec cinq de nos enfants et de rejoindre mon frère qui, probablement, devait avoir tué quelque animal. Quant à moi, trop faible pour quitter le campement, j'y demeurai avec un de mes enfants, âgé de dix ans, qui refusa obstinément de m'abandonner.
"Je demeurai plusieurs jours, continua Kakousi-Koutchin, sans trouver aucune espèce de gibier, et, par conséquent, sans avoir une bouchée à mettre sous la dent.
"Un matin, je me levai de bonne heure, et soudain une pensée abominable traversa mon esprit. Mon fils était couché à mes pieds devant le feu, je saisis mon fusil et, poussé par le Mauvais-Esprit, j'en dirigeai le canon sur la tête du pauvre innocent. Puis, détournant la tête, je pressai la détente. La balle entra dans le crâne par l'occiput; et cependant l'enfant respirait encore. Je me mis à pleurer; mais à quoi cela pouvait-il servir? Il m'étais désormais devenu impossible de le rappeler à la vie. L'essentiel était d'abréger ses souffrances. Je pris ma dague et je la lui enfonçais deux fois dans le flanc. Hélas! il respirait toujours. Alors, je saisis un morceau de bois et je l'achevais en l'assommant.
"Aussitôt je satisfis mon horrible faim, en dévorant quelques morceaux de sa chair, et vécus ainsi pendant plusieurs jours, extrayant même la moelle des os de mon enfant pour m'en repaître.
"Plusieurs jours après, en rôdant dans la forêt, je fis malheureusement la rencontre de ma femme et de mes enfants. Je leur dis que mon petit garçon était mort de faim; mais je remarquai immédiatement qu'ils soupçonnaient l'affreuse vérité. Ils me dirent à leur tour, qu'ils n'avaient rencontré ni ma mère ni mon frère, qui, sans aucun doute, sont morts de faim, puisque depuis sept mois on n'en a plus entendu parler.
"Trois jours après que j'eus rejoint ma famille, l'aîné de mes enfants mourut. Nous creusâmes une fosse avec une hache et nous l'y enterrâmes. Nous fûmes à nouveau réduits à faire bouillir les morceaux de notre tente de peau, nos souliers et nos robes de bison, afin de nous conserver la vie.
"Je découvris bientôt que ma famille se proposait de m'abandonner, de crainte de rencontrer le même sort que celui de mes enfants que j'avais tué. Je me levai donc un matin, à demi-fou et plein du Mauvais-Esprit, je saisis mon fusil et, en posant le canon sur la poitrine de ma femme, endormie à mes pieds avec les enfants, je la tuai raide. Je saisis aussitôt une hache et, sans plus tarder, je massacrai mes deux petites filles. La troisième était une enfant à la mamelle: je t'étranglai de mes mains.
"Il ne me restait plus qu'un petit garçon de sept ans. Je l'éveillai et lui ordonnai d'aller chercher de la neige, et de la faire fondre pour avoir de l'eau. Le pauvre enfant était beaucoup trop affaibli par un long jeûne pour pouvoir se permettre aucune réflexion sur l'affreux spectacle qui frappa ses regards, à son lever. Il alla chercher de la neige, et attendit le repas.
"Sous les yeux de mon enfant, je pris les cadavres de mes deux petites filles et je l'ai découpai. J'en fis autant du corps de ma femme. Je brisai leurs crânes et j'en retirai les cervelles. Je brisai leurs os et en mangeai la moelle.
"Mon petit garçon et moi vécûmes toute une semaine sur cette horrible viande!
"A la fin, je laissai là les ossements blanchis et à demi calcinés des miens, et je partis avec le dernier de mes enfants. Le dégel avait déjà commencé et le printemps revenait. Les oiseaux aquatiques revenaient, et je pus trouver assez de quoi vivre pour sustenter mon unique enfant; mais il me répugnait énormément de rentrer dans la compagnie de mes semblables.
"Je dis alors à mon fils:
"- Dans quelques jours, nous rencontrerons du monde. On s'apercevra bientôt que je suis un meurtrier et l'on me fera mourir. Quant à toi, ne crains rien, dis ce que tu as fait, dis tout ce que tu sais; il ne te sera fait aucun mal à cause de ta jeunesse.
"Un jour, que je n'étais plus qu'à quelques kilomètres du Lac aux Oeufs, où vivaient plusieurs membres de ma famille, j'avais tué un certain nombre de canards, et j'étais assis au bivouac, n'ayant nullement faim, lorsque je commandai à mon petit garçon d'aller me chercher quelque chose à cinq ou six pas. En ce moment le démon prit encore et soudain possession de mon âme. Désirant vivre seul, loin du commerce de mes semblables, et faire disparaître le seul témoin de mes crimes, je saisi encore mon fusil, et, ajustant mon fils par derrière, je le laissai sur le carreau. Puis je le mangeai, comme ses frères et ses sœurs.
"Quelques semaines après, je fus pris par la police montée, conduit par le capitaine Gagnon sur le théâtre de mes meurtres, ramené convaincu au fort Saskatchewan, jugé, et condamné à mort. Dans trois jours, je serai pendu.
"Maintenant je me repens sincèrement de ce que j'ai fait; maintenant j'en demande pardon à Dieu que je n'adorais ni ne connaissais, bien que trois de mes enfants eussent été baptisés. Je suis le plus misérable des hommes. Je n'en mérite pas même le nom. Mais du fond de mon coeur, je me repens des crimes que j'ai commis."
Telle fut la confession que Kakousi-Koutchin, le Bon-Coureur, fit publier trois jours avant sa mort, par toute la Saskatchewan, comme une réparation, bien insuffisante à la vérité, du mal qu'il avait commis.
Il mourut en brave et en chrétien contrit et repentant.

                                                                                                                     Emile Petitot.

Journal des Voyages, dimanche 23 janvier 1887.

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