Parisiens et Français.
Qu'ils le veuillent ou ne le veuillent pas, quoiqu'ils objectent ou prétendent, s'il faut absolument chercher une capitale au monde civilisé, ce ne peut pas être Londres "qui n'est qu'un comptoir", ni Berlin qui n'est qu'une école militaire, ni Constantinople qui n'est qu'un bazar, ni Saint-Pétersbourg sans passé, ni Vienne sans avenir, ni Madrid l'isolée, ni Rome la déchue... Alors, il faut bien que ce soit Paris.
En un sens, notre capitale appartient à l'Europe et au monde entier. Mais elle nous appartient bien plus encore, n'est-ce pas, à nous Français. "Qui aime la France, aime Paris. Qui ne connaît Paris ignore la France. Et quand je dis: Paris résume la France, j'entend tout simplement énoncer un fait, un fait matériel, à traduire en chiffres. J'aurais pu dire autrement: "La population de la capitale est composée d'éléments originaires de toutes les parties de notre territoire." Ou bien encore: "Paris est fait de province!" C'est la même chose.
"Ah! vous ne saviez pas cela, vous, peut être, qu'il n'y a pour ainsi dire pas de Parisiens à Paris? j'entends Parisiens de race, de père en fils, depuis un couple de siècles, par exemple. Nous nous rencontrons sur le trottoir, travailleurs ou commerçants, artistes, hommes de lettres ou hommes de science: "D'où êtes-vous donc? - Moi, je suis de Marseille.- Et moi de Lille. - Et moi de Montpellier. - Et moi de Saint-Malo."
Français du nord et du midi, en se serrant la main, se regardent au visage, et se reconnaissent frères. Normands sérieux, vifs Provençaux, francs Bourguignons, Bretons rêveurs ici se croisent, se mêlent; de ces esprits divers, de ces tempéraments en contraste, une sorte de moyenne se fait, qu'on peut bien appeler l'esprit français, le tempérament français. Paris est le brûlant creuset où tous ces éléments se fondent en un alliage.
"Moyenne? alliage? ai-je dit. N'y a-t-il que cela vraiment? Oh si, il y a autre chose en outre. Il y a l'excitation mutuelle, la fermentation des idées mises en commun, la chaleur qui se dégage de la combinaison des éléments opposés, l'étincelle qui jaillit du frottement. Il y a ce grand mouvement, ce courant irrésistible de vie, de pensée, de production, qui soulève et qui entraîne, qui vous force d'être, de penser et d'agir."
En province, parmi ceux qui n'ont jamais vu la grande ville ou ne l'ont vu qu'en passant, on se fait trop souvent de Paris une idée très fausse: "ville de luxe effréné et de plaisir, dit-on, pleine d'entraînements mauvais, de vices: en un mot l'auberge du monde!... Laissons à nos ennemis d'outre-Rhin ces calomnies inventées contre nous. Evidemment il y a à Paris un grand luxe, et c'est ce qui se voit tout de suite; mais il y a autre chose aussi, et c'est ce qu'on ne voit qu'en y regardant. L'étranger passe, et tout exprès, en certains lieux, à certaines heures, en tel coin brillant du boulevard, croise la foule flâneuse de quelques milliers d'oisifs riches, venus de tous les coins de la province et du continent, qui s'y donnent rendez-vous pour leurs plaisirs, perdent leur temps, jettent leur or; il remarque des toilettes luxueuses ou excentriques, s'imagine un carnaval qui durerait toute l'année et croit avoir vu Paris... Mais parcourez donc, vous, l'ensemble de la ville, la masse compacte des quartiers; traversez les rues: partout vous rencontrerez des gens sérieux, affairés, marchant d'un pas pressé. Ce monde là ne flâne guère, allez, si ce n'est le dimanche, en famille, le long des trottoirs. Et alors vous avez compris "Paris chez lui". La comparaison familière se présente tout de suite à votre esprit d'un vaste établissement de fabrication; aux vitres, l'étalage, les bibelots dorés sous les lumières, derrière, l'atelier. Paris est, en effet, la cité travailleuse, un atelier immense, une forge prodigieuse, toujours embrasée et toujours haletante: nulle part au monde, on ne laboure, on ne pioche, et chacun à sa façon, comme ici. Il y a de grandes usines, mais l'industrie la plus importante, celle qui fait vivre le plus grand nombre de Parisiens, c'est l'industrie infiniment divisée des travaux d'art et de luxe: bronzes, bijoux, meubles, livres, instruments; surtout ces petits objets d'une fantaisie élégante qui se répandent dans le monde entier sous le nom d'articles de Paris, et que l'étranger s'efforce, mais en vain, de contrefaire. Pour vivre de cela, voyez-vous, il faut une ingéniosité infinie et une extrême activité.
Le Parisien a les qualités et les défauts du Français, en général: j'ai dit pourquoi. Ainsi donc, mes amis de province, si vous dites du mal de nous autres,... attention: cela vous retombe d'aplomb sur la tête! Généralement bienveillant, très répandu, un peu léger, un peu gouailleur, assez causeur, il tient ceci du Midi, très affairé, d'autre part, chercheur et persévérant, cela vient du Nord, l'esprit vif, l'intelligence ouverte à toute chose, c'est l'effet du frottement et de la concurrence, surmené de travail et de préoccupations, il éprouve un besoin inouï de distraction et de détente: la moindre chose lui est un prétexte pour un moment de curiosité et d'oubli; c'est ce qu'on appelle la badauderie parisienne.
Quant aux mœurs, ce qu'il est juste de dire, c'est que, de toutes les grandes capitales, Paris est encore celle où l'esprit de famille s'est le mieux conservé, avec la tendresse pour les enfants et le pieux souvenir des morts. Et puis, un trait encore: de toutes les villes du monde, c'est la ville où l'on donne le plus. Ceci dit quelque chose, il me semble!
Des coutumes locales, rien à dire: puisque Paris n'est pas une localité. Du costume, rien non plus. Tout l'univers le connait le costume parisien, puisqu'il le copie; puisque c'est devenu l'uniforme civilisé universel, la tenue de toutes les villes de province, et aussi des villes étrangères, où tout ce qui s'intitule la société imite, calque la société parisienne, parfois tout en la dénigrant avec fureur, ce qui est, alors, un trait de haute comédie! Comment notre vêtement masculin, laid, triste, noir, non seulement a pu se maintenir chez nous avec acharnement, mais s'imposer partout, quand tout le monde est d'accord pour le trouver absurde, je ne me charge pas de l'expliquer. Et quant aux modes féminines, variables du jour au lendemain, et si inopinément que le monde entier, qui les attend pour s'y conformer, arrive toujours en retard, et les prend quand Paris les laisse... ce n'est pas affaire à moi d'en parler. Tout ce que je veux dire, c'est que la gentille ménagère parisienne, femme de petit employé ou de modeste commerçant, si simple chez elle et si proprette en son intérieur, ingénieusement économe, a un art inné, instinctif, inimitable, pour s'habiller avec rien, chiffonner elle-même une étoffe, un ruban, un je ne sais quoi, avec je ne sais quelle fantaisie élégante qui la font parée à peu de frais.
Une conséquence de ceci, c'est que, toutes les villes s'efforçant d'imiter Paris dans les usages et le costume, la diversité provinciale de plus en plus disparaît sous une ennuyeuse uniformité. C'est pourquoi, si nous voulons rencontrer en France quelques traits originaux, une physionomie locale, des costumes curieux, des usages remarquables, nous serons forcés d'aller les chercher dans les provinces les plus lointaines, dans les campagnes les plus reculées.
La vraie gloire de Paris, c'est la science, c'est l'art. De tous les coins de la province savants et artistes, homme d'étude, sont contraints d'y affluer, pour se rencontrer entre eux, pour chercher des enseignements et des moyens qu'on ne trouve ailleurs. Là sont les grandes écoles, les musées, les collections, les riches bibliothèques, les grands théâtres. Les ateliers des artistes, peintres ou sculpteurs, les salons des littérateurs sont des lieux de rendez-vous où tous les arts se réunissent, où toutes les questions se discutent, où les idées s'échangent.
C'est le seul pays où un livre nouvellement publié, une symphonie qu'on vient d'exécuter, un tableau exposé, une statue produite, sont des événements publics qui agitent les esprits, émeuvent les âmes, passionnent, préoccupent, comme ailleurs une grosse affaire où sont en jeu de grands intérêts matériels.
Les Peuples de la terre, Ch. Delon, Librairie hachette et Cie, 1890.
En province, parmi ceux qui n'ont jamais vu la grande ville ou ne l'ont vu qu'en passant, on se fait trop souvent de Paris une idée très fausse: "ville de luxe effréné et de plaisir, dit-on, pleine d'entraînements mauvais, de vices: en un mot l'auberge du monde!... Laissons à nos ennemis d'outre-Rhin ces calomnies inventées contre nous. Evidemment il y a à Paris un grand luxe, et c'est ce qui se voit tout de suite; mais il y a autre chose aussi, et c'est ce qu'on ne voit qu'en y regardant. L'étranger passe, et tout exprès, en certains lieux, à certaines heures, en tel coin brillant du boulevard, croise la foule flâneuse de quelques milliers d'oisifs riches, venus de tous les coins de la province et du continent, qui s'y donnent rendez-vous pour leurs plaisirs, perdent leur temps, jettent leur or; il remarque des toilettes luxueuses ou excentriques, s'imagine un carnaval qui durerait toute l'année et croit avoir vu Paris... Mais parcourez donc, vous, l'ensemble de la ville, la masse compacte des quartiers; traversez les rues: partout vous rencontrerez des gens sérieux, affairés, marchant d'un pas pressé. Ce monde là ne flâne guère, allez, si ce n'est le dimanche, en famille, le long des trottoirs. Et alors vous avez compris "Paris chez lui". La comparaison familière se présente tout de suite à votre esprit d'un vaste établissement de fabrication; aux vitres, l'étalage, les bibelots dorés sous les lumières, derrière, l'atelier. Paris est, en effet, la cité travailleuse, un atelier immense, une forge prodigieuse, toujours embrasée et toujours haletante: nulle part au monde, on ne laboure, on ne pioche, et chacun à sa façon, comme ici. Il y a de grandes usines, mais l'industrie la plus importante, celle qui fait vivre le plus grand nombre de Parisiens, c'est l'industrie infiniment divisée des travaux d'art et de luxe: bronzes, bijoux, meubles, livres, instruments; surtout ces petits objets d'une fantaisie élégante qui se répandent dans le monde entier sous le nom d'articles de Paris, et que l'étranger s'efforce, mais en vain, de contrefaire. Pour vivre de cela, voyez-vous, il faut une ingéniosité infinie et une extrême activité.
Le Parisien a les qualités et les défauts du Français, en général: j'ai dit pourquoi. Ainsi donc, mes amis de province, si vous dites du mal de nous autres,... attention: cela vous retombe d'aplomb sur la tête! Généralement bienveillant, très répandu, un peu léger, un peu gouailleur, assez causeur, il tient ceci du Midi, très affairé, d'autre part, chercheur et persévérant, cela vient du Nord, l'esprit vif, l'intelligence ouverte à toute chose, c'est l'effet du frottement et de la concurrence, surmené de travail et de préoccupations, il éprouve un besoin inouï de distraction et de détente: la moindre chose lui est un prétexte pour un moment de curiosité et d'oubli; c'est ce qu'on appelle la badauderie parisienne.
Quant aux mœurs, ce qu'il est juste de dire, c'est que, de toutes les grandes capitales, Paris est encore celle où l'esprit de famille s'est le mieux conservé, avec la tendresse pour les enfants et le pieux souvenir des morts. Et puis, un trait encore: de toutes les villes du monde, c'est la ville où l'on donne le plus. Ceci dit quelque chose, il me semble!
Des coutumes locales, rien à dire: puisque Paris n'est pas une localité. Du costume, rien non plus. Tout l'univers le connait le costume parisien, puisqu'il le copie; puisque c'est devenu l'uniforme civilisé universel, la tenue de toutes les villes de province, et aussi des villes étrangères, où tout ce qui s'intitule la société imite, calque la société parisienne, parfois tout en la dénigrant avec fureur, ce qui est, alors, un trait de haute comédie! Comment notre vêtement masculin, laid, triste, noir, non seulement a pu se maintenir chez nous avec acharnement, mais s'imposer partout, quand tout le monde est d'accord pour le trouver absurde, je ne me charge pas de l'expliquer. Et quant aux modes féminines, variables du jour au lendemain, et si inopinément que le monde entier, qui les attend pour s'y conformer, arrive toujours en retard, et les prend quand Paris les laisse... ce n'est pas affaire à moi d'en parler. Tout ce que je veux dire, c'est que la gentille ménagère parisienne, femme de petit employé ou de modeste commerçant, si simple chez elle et si proprette en son intérieur, ingénieusement économe, a un art inné, instinctif, inimitable, pour s'habiller avec rien, chiffonner elle-même une étoffe, un ruban, un je ne sais quoi, avec je ne sais quelle fantaisie élégante qui la font parée à peu de frais.
Une conséquence de ceci, c'est que, toutes les villes s'efforçant d'imiter Paris dans les usages et le costume, la diversité provinciale de plus en plus disparaît sous une ennuyeuse uniformité. C'est pourquoi, si nous voulons rencontrer en France quelques traits originaux, une physionomie locale, des costumes curieux, des usages remarquables, nous serons forcés d'aller les chercher dans les provinces les plus lointaines, dans les campagnes les plus reculées.
La vraie gloire de Paris, c'est la science, c'est l'art. De tous les coins de la province savants et artistes, homme d'étude, sont contraints d'y affluer, pour se rencontrer entre eux, pour chercher des enseignements et des moyens qu'on ne trouve ailleurs. Là sont les grandes écoles, les musées, les collections, les riches bibliothèques, les grands théâtres. Les ateliers des artistes, peintres ou sculpteurs, les salons des littérateurs sont des lieux de rendez-vous où tous les arts se réunissent, où toutes les questions se discutent, où les idées s'échangent.
C'est le seul pays où un livre nouvellement publié, une symphonie qu'on vient d'exécuter, un tableau exposé, une statue produite, sont des événements publics qui agitent les esprits, émeuvent les âmes, passionnent, préoccupent, comme ailleurs une grosse affaire où sont en jeu de grands intérêts matériels.
Les Peuples de la terre, Ch. Delon, Librairie hachette et Cie, 1890.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire