Les Anglais aux Fidji.
Les Anglais, comme vous le savez, sont les colonisateurs par excellence. Cela se dit couramment non-seulement chez eux, mais surtout chez nous. Pénétrés de cette grande vérité, ce n'est pas sans quelque surprise que nous avons lu, dans une revue anglaise, un article où les résultats du système colonisateur de la Grande-Bretagne sont exposés de manière à faire croire tout le contraire. Cet article ne nous apprend rien de nouveau, il est vrai; mais la lecture en est trop édifiante pour que nous n'en fassions pas profiter les lecteurs du Journal des Voyages. Ce n'est pas assez de crier sur les toits: ce sont des farceurs et des hypocrites: il faut le prouver; et comment le mieux prouver qu'en invoquant la déposition de leurs propres témoins devant le tribunal de l'opinion publique?
Voici donc cette déposition:
"Puisque les questions coloniales sont à l'ordre du jour, dit la Saturday Review, ce serait peut être le moment de donner quelques minutes d'attention à un coin du globe où notre protectorat a radicalement échoué, en dépit de nos prétentions à l'excellence en matière de colonisation. Il s'agit des îles Fidji. Depuis onze ans que nous en avons pris possession, les choses y vont de mal en pis. La population indigène est en décroissance rapide. Il y a deux morts pour une naissance, à ce que nous apprend le rapport de 1884. Les naturels sont mécontents et, écrasés sous le poids des taxes que leur imposent leurs chefs et de celles que le gouverneur, sir Arthur Gordon, a établies en 1876. Quant aux planteurs, ils sont plus que découragés. La stagnation des affaires est absolue et ne fait que s'étendre de place en place. Toutes les classes en souffrent, à l'exception peut être de quelques chefs indigènes. Il n'est donc pas surprenant que la chambre de commerce de Lévuka ait pris le parti de députer son bureau à Londres, pour expliquer au gouvernement central le véritable état des choses.
"Ce qu'il y a de plus anormal dans cette déplorable condition des îles Fidji, c'est assurément que nous y avons établi l'esclavage sous la forme la moins déguisée, comme don de joyeux avènement. La Grande-Bretagne, cédant au vœu de l'Australie, avait réinstallé le roi Thakombau, sur la promesse positive qu'à l'avenir "les îles Fidji seraient gouvernées pour le bien des Fidjiens." Nous voulons bien que, jusqu'à un certain point , ce programme ait été mis à exécution, d'abord par sir Arthur Gordon, puis par sir William des Vœux, le gouverneur actuel; mais il semble qu'on ait un peu trop traduit le mot "Fidjiens" par "Chefs indigènes" ou "noblesse locale". Eux seuls, en effet, ont eu à se louer du nouveau régime, qui les a constamment soutenus dans leur entreprises contre les serfs, car les indigènes du commun ne sont pas autre chose; eux seuls sont devenus riches et prospères.
"L'Angleterre avait pour confirmer l'autorité de ces chefs de nombreuses raisons. Ils étaient, dans la pratique, les représentants et les délégués de la population, et l'on pouvait espérer, en les mettant en contact direct avec les mœurs civilisées, de faire passer ces mœurs dans les habitudes courantes par le procédé le plus simple et le plus naturel. Malheureusement, ce que les chefs entendent par civilisation n'a pas tardé à se dessiner d'une manière toute spéciale. Les marchandises de Manchester et les boîtes de conserves représentent pour eux cette civilisation sous sa forme la plus éloquente; les bateaux et agrès établis selon les règles européennes ont aussi à leurs yeux des mérites supérieurs. Or, tout cela coûte de l'argent, et quoi de plus facile que de gagner de l'argent pour des individus qui voient fort bien qu'ils sont, aux yeux du gouverneur, des personnages privilégiés? Tout ce qu'un chef indigène peut faire à ses subordonnés importe fort peu à un fonctionnaire européen, qui lui a accordé les pouvoirs les plus absolus. On ne lui demande que d'éviter le cannibalisme et, sous cette réserve unique, tout le reste lui est permis.
"Un autre article du pacte fondamental est que "les coutumes indigènes resteront respectées." Quoi de plus commode que la coutume indigène du lala pour en faire de l'argent? Le droit de lala est celui qu'ont les chefs d'établir des taxes selon leur bon plaisir et pour leur usage personnel. Jadis, il était rare qu'ils abusassent de ce droit, et cela pour deux motifs: d'abord, avant l'arrivée des Européens et de leur civilisation, les chefs indigènes avaient peu de besoins, au delà d'un toit pour se couvrir et des provisions de bouche nécessaires à leur famille; d'autre part, les chefs savaient parfaitement que, s'ils opprimaient leurs vassaux, ils seraient ou déposés ou tout simplement assommés, sans phrases. L'arrivée des colons modifia déjà les choses, et même avant l'annexion, il était manifeste que l'importation des marchandises européennes n'avait pas tardé à développer l'avidité des chefs, à ce point que l'ancien gouverneur des îles Fidji avait dû de préoccuper d'abolir le droit de lala. L'espoir d'en finir avec ces abus était même un des principaux arguments invoqués par les blancs pour demander l'annexion. Mais, au lieu de supprimer le lala, sir Athur Gordon se détermina à gouverner par l'intermédiaire des chefs et selon l'antique système féodal; le résultat naturel fut que le lala fleurit plus que jamais et se trouva désormais affranchi de toute restriction.
"On peut se faire une idée de ce qu'un tel droit peut devenir dans les mains de sauvages investis d'un pouvoir absolu. Tout ce qui excite la convoitise du chef, dans les boutiques de la ville ou des provinces, il faut qu'il l'ait sur l'heure: et c'est son peuple qui paye. Toute résistance est impossible; les malheureux savent que le chef est soutenu par le gouverneur anglais. Rien ne leur appartient plus en propre; il suffirait qu'ils possédassent la moindre chose ayant une valeur pour cette chose leur fût prise par le chef. A peine osent-ils planter les quelques ignames qui sont à peu près leur seul aliment; ils sont toujours sous le coup d'une saisie de leur récolte par le chef. Les femmes et les enfants ont faim; n'importe, mieux vaut souffrir en silence ou aller chercher dans les bois quelques misérables racines que s'exténuer à travailler pour le vampire. Une nuit, un planteur reçoit la visite d'un pauvre diable du voisinage: on vient lui demander de donner l'hospitalité dans son étable à deux porcs, tout ce que le voisin possède au monde; le lendemain matin, le chef doit faire sa tournée; s'il voit des porcs, il les prendra, c'est certain. L'indigène prend-il du service sur une plantation? le chef peut le réquisitionner pour sa corvée personnelle, à titre de lala; A-t-il reçu un salaire? le chef peut le lui prendre. A-t-il mis en culture et ensemencé un champ? le chef peut saisir et vendre la récolte. Avant de s'engager comme journalier, le misérable est obligé d'obtenir l'autorisation de trois fonctionnaires: le taraga ne koro ou chef du village, le buli ou chef de district et le roko ou chef de la province. Or, avant que ce formidable trio ait accordé cette autorisation indispensable, il commence par prélever cent francs de dons propitiatoires, ce qui rend à l'avance le travail du malheureux journalier à peu près improductif.
"Cet épouvantable système d'extorsion est poussé plus loin: il s'applique également au planteur qui demande des bras; à moins qu'il n'ait pris soin de s'assurer à prix d'argent la tolérance du chef, ce planteur est parfaitement certain de voir le journalier réquisitionné sous prétexte de lala. Enfin, d'après les coutumes consacrées par l'administration britannique, aucun homme ne peut quitter le district où il est né. La terre peut y être épuisée, les vivres peuvent y être plus que rares, il faut qu'il y reste et travaille pour le chef, quand même il aurait dans le district voisin toute chance de se tirer d'affaire. Autrefois, il n'en coûtait que vingt-cinq francs de frais préalables pour engager un indigène, en sus de sa nourriture et du salaire convenu. Il en coûte maintenant plus de deux cent cinquante francs. Encore les planteurs s'estimeraient-ils heureux de n'avoir à payer que cette somme; mais sous le régime du bon plaisir des chefs, il ne saurait y avoir pour eux la moindre sécurité, et ils ne peuvent même pas compter sur un travail si chèrement acheté... Un état de choses aussi déplorable exige des remèdes immédiats, et ce ne sera pas trop, pour les trouver, des efforts réunis de toute la colonie européenne, appuyée par le gouvernement central."
C'est assez complet, et nous n'avons certainement jamais rien dit de plus fort; mais on avait le droit de ne pas nous croire.
J. B.
Journal des Voyages, dimanche 12 septembre 1886.
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