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jeudi 9 novembre 2017

Nos mœurs raillés par nos peintres.

Nos mœurs raillés par nos peintres.


La caricature est une des formes les plus saisissantes de l'art de peindre: elle simplifie et elle dépasse la nature; elle donne aux figures une intensité que celles-ci ne sauraient soutenir dans le train ordinaire de la vie. A travers tout le XIXe siècle, elle a été en pleine faveur. Justement les Humoristes d'aujourd'hui, qui font une Exposition au Palais de Glace, ont assemblé dans la galerie supérieure les caricatures du siècle. Curieux pèlerinage que d'aller voir des figures qui rient depuis un siècle, ou qui font rire.

La satire des mœurs par l'image.

En quoi consiste cet art de la caricature? On y aperçoit tout de suite deux genres bien différents. Un caricaturiste fait la charge d'une figure; mais il fait aussi la parodie d'une mode, le croquis d'une aventure, la satire d'une institution. Voilà deux arts sous le même nom. Il n'y a point de rapport entre eux, sinon qu'un peintre excelle parfois dans l'un et l'autre.
La caricature de mœurs, dans le dernier siècle, n'a jamais cessé de donner à la France des œuvres charmantes ou fortes. 


Scène parisienne; "Le verdict du bon maître". dessin d'Albert Guillaume.

" C'est un de mes amis qui a fait mon portrait... Mon cher maître, je désirerais tant avoir votre avis avant de l'envoyer au Salon... -Au Salon? Moi je l'enverrais plutôt au grenier."

A peine une mode nouvelle, une manie surgit-elle, aussitôt elle en souligne le ridicule. Quand les femmes portèrent de grands chapeaux à entonnoir, on représenta une conversation entièrement protégée des regards dans l'intérieur d'un de ces chapeaux. Daumier, dans l'époque éminemment bourgeoise de la Monarchie de Juillet, excelle à la satire du bourgeois, abhorré par les romantiques et traité par eux d'épicier. 



Scène de province: "Passé dix heures..." Dessin de Huard.

"Dites donc, Séraphin, quand vous rentrez aussi tard du cercle, qu'est-ce que vous dites à votre femme?
- Oh!  pas grand chose: Bonsoir, ma chérie, ou quelque chose comme ça... Mais elle dit le reste."

Voyez monsieur Potasse, gentilhomme de la Chambre, ventru, important, l'air rogue, traînant après lui son épouse et s'efforçant de paraître avantageux, dans sa tenue de gala grotesquement portée. N'est-ce pas là tout un régime peint en un amusant raccourci? 


"A malice, malice et demie". Par Ricardo Florès.

"Salut, la mère aux moules! - Bonjou, bonjou, mon fieu!..."

C'est encore la suffisance et la prétention du "philistin" que Daumier saisit sur le vif dans cette autre caricature: un père contemple, attendri, un dessin représenter Léonidas, exécuté par son collégien de fils et s'écrie, comme si ce personnage de l'antiquité était de ses familiers: "Oui, c'est Léonidas! c'est bien Léonidas!"


"Les enfants terribles", par gavarni.

"Maman... C'est Mossieu... Tu sais, ce Mossieu qui a ce nez."

Que sont encore les dessins et les aquarelles de Gavarni, sinon des tableaux de la vie de Paris de 1830 à 1860: les bals de l'Opéra, la vie des étudiants et des bohèmes, les coulisses des théâtres? La méthode de travail de Gavarni est d'ailleurs un sûr garant de son exactitude. Il se promenait dans les rues, saisissait au vol l'attitude, les gestes, la physionomie d'un passant, puis rentré chez lui, le "croquait". Le dessin terminé, c'est alors seulement qu'il en cherchait la légende. "Qu'est-ce qu'ils peuvent bien se dire ces bonshommes-là?" se demandait-il?



"Le bon compliment". Dessin d'Abel Faivre.

"Mais Madame, vous paraissez dix-sept ans avec votre moustache à peine naissante."

Et si, dans cent ans, un écrivain se propose de décrire notre société, les meilleurs documents, les plus exacts et les plus variés qu'il pourra consulter, ce seront les œuvres de nos caricaturistes de mœurs. 


"Triomphe de botaniste", par Daumier.

"Tenez, flairez-moi ça: une rose qui sent la rhubarbe! Voilà une fleur dont je suis fier!"

Une visite au Salon des Humoristes suffira pour vous en convaincre. La Fête locale de M. Devambez, avec son comique défilé de pompiers, d'orphéonistes essoufflés, de gymnastes d'une maigreur affolante ou d'une réjouissante obésité, marchand triomphalement entre deux haies de badauds émerveillés, sous les oriflammes claquant au vent, évoque à merveille la vie de nos petites sous préfectures, tranquilles à l'ordinaire. M. J. Wely, avec son arrivée d'automobilistes dans une auberge de Normandie, met en relief une des manies de l'heure actuelle: celle du tourisme. Et ce sont les petites misères de la vie militaire à notre époque que M. Albert Guillaume dépeint dans une amusante aquarelle: deux bons réservistes, peu martiaux d'allure, sur le point de quitter la chambrée pour une marche, fléchissant sous le poids du terrible "fourbi", gamelles, marmites, couvertures, ustensiles variés qui s'entassent sur leur sac. "Et c'est ce qu'on appelle, disent-ils avec amertume, la tenue de campagne."
Chaque artiste a ses modèles ou ses victimes de prédilection. Abel Faivre a comme tête de Turc les médecins; Forain accommode à sa façon les domestiques, Albert Guillaume flétrit les snobs. Willette fournirait un chapitre sur le peuple et les faubourgs; Steinlen, sur l'enfant et le ruisseau.

Les drôleries du portrait-charge.

Le portrait-charge n'est pas moins amusant. Il n'est guère de peintre qui ne se soit amusé à la recherche de ces ressemblances qui sont, dans un seul trait, un caractère entier. On verra aux Humoristes une suite de dessins d'Isabey qui sont cruels et charmants. Ce sont de très légers croquis. il y a un Chérubini au profil en angle obtus. Il y a un admirable Lagrenée: il se compose d'un faux-col triangulaire, d'où sort l'extrémité courbe et molle d'un nez; et sous ce nez s'avance une longue bouche sans malice, curieusement évidée en bénitier.
Dans toutes les académies de peinture, il se trouve un rapin pour accrocher aux murs les portraits de ses camarades: certains garçons, sans talent pour peindre un beau nu, attrapent avec un spirituel bonheur les ressemblances de leurs amis; ce sont déjà des spécialistes; le vrai caricaturiste fait la charge malgré lui. Il en est un exemple presque tragique, et, croyons-nous, peu connu. Quand la sœur de Cham, Mlle de Noë, mourut, son frère, qui l'aimait tendrement, voulut faire le portrait de celle qu'on allait ensevelir. Il prit une boîte à aquarelle, et, après quelque temps de travail, s'arrêta en pleurant: il avait fait, malgré soi, la plus terrible des caricatures.
On sait que cet art de la caricature a eu un immense succès en Angleterre, au XVIIIe siècle, et au commencement du XIXe. 



Pas de tête couronnée qui n'ait tenté la verve des caricaturistes. Cette "reine Victoria", par Léandre, est un des chefs-d'oeuvre du genre.
(Communiqué par le journal "Le Rire".)


Nous laisserons à d'autres, si le lecteur le veut bien, le soin d'admirer cet art lourd et sans grâce. Il y entre un des plus déplaisants artifices, la déformation systématique des traits, non pas dans l'esprit du modèle, mais dans un sens quelconque, imaginé par le peintre pour faire rire: grossissement du nez, ablation du menton, gonflement des joues et des lèvres.

Les jeux de la politique et du crayon.

Au vrai, le portrait-charge est une mise en évidence du trait essentiel de la figure: c'est le caractère porté à sa dernière puissance; c'est un portrait qui contient un réquisitoire; les hommes politiques en sont les habituelles victimes. Mais il faut pour les livrer aux dessinateurs des gouvernements débonnaires.
Les charges qui ont été faites au lendemain des Cent- Jours ne sont pas bien méchantes: elles consistent essentiellement à peindre un homme d'Etat multicéphale, multicolore et en forme de girouette; il n'était pas à ce thème de plus beau sujet que Talleyrand.
Avec le règne de Charles X, les choses changèrent. Il existe nombre de caricatures de ce roi, et l'une est de Décamps. On le voit long, la bouche tendue, les dents hérissées et l'air chevalin.

On nous montre à l'Exposition des Humoristes les quatre dessins de Philipon qui, à la tête de Louis-Philippe ne laisse que la forme de la poire.



Louis-Philippe, par Daumier.




Louis-Philippe, par Daumier.


La poire! c'était alors un emblème séditieux, et Philipon, pour son irrespectueuse comparaison, se vit traduire devant la cour d'assises de la Seine. Louis-Philippe, au reste, moins rigoureux que ses ministres, ne gardait pas rigueur aux caricaturistes. Un jour qu'il passait sans escorte le long d'un mur de son parc de Neuilly, il aperçut un gamin qui s'appliquait à dessiner une poire sur la pierre. Mais le petit bras de l'enfant ne s'élevait pas assez haut pour qu'il pût tracer le sommet du fruit délictueux. Le roi, voyant ses efforts, le prit en pitié, termina lui-même la poire et donna au petit caricaturiste une pièce de cent sous, en lui disant: "Il y a une poire aussi là-dessus."
En 1848, nouvel essor de la caricature. Daumier, à l'Assemblée législative, sculpte avec de la cire, pendant les séances, les figures des législateurs. Il représente le prince Napoléon Bonaparte qui a, dit-il, la bonne fortune de réunir en lui les deux figures les plus populaires de France, celle de Napoléon et celle de Polichinelle. Mais l'empire arrive; la charge politique disparaît.




"Le sultan dépossédé, Abd-ul-hamid", parJean Veber.

Elle reparaît après le 4 septembre 1870, pour ne plus cesser, jusqu'à aujourd'hui, de s'égayer aux dépens de nos ministres et simples députés.
Toutefois, les procédés de la caricature ne pouvaient manquer de se transformer peu à peu.
Les charges de Daumier étaient des dessins très poussés et d'un style magnifique. Les deux planches de Gill, l'Homme qui rit, c'est à dire Thiers et, l'Homme qui parle, c'est à dire Gambetta, sont deux beaux dessins de tête, presque grandeur nature, larges et simples, établis par grand plans. 



"L'Homme qui rit" (Thiers), par André Gill.

Mais notre temps est pressé; les filets des journaux sont courts; on veut des informations, et non plus des articles; de même, les dessins de nos caricaturistes Capiello, de Losques, sont légers: un trait et nous sommes fixés; ce pli de la narine, c'est madame Granier, cette absence de nez, c'est Albert Brasseur.
Et le caricaturiste est partout. Il ne peint plus seulement l'homme public, l'écrivain, l'acteur; Il y a, pendant tout le printemps, un petit homme qui s'embusque au Bois de Boulogne à l'orée de ce fameux "sentier de la vertu" parallèle à l'allée des Acacias, et croque au passage tous les Parisiens notoires; il se nomme Sem. Il est incomparable à noter le geste, le tic. Il prend des croquis de tout aux Acacias; il en compose un album immense, où il a placé la hideuse ressemblance de tous les gens connus, et de la meilleure société. Cet album fait fureur On est désolé d'y être, et désolé de n'y être point. Voilà le dernier trait de la charge moderne. Et c'est aussi un trait de mœurs.

Lectures pour tous, juin 1909.


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