La folle de Corbreuse.
Je la voyais de loin, sur le chemin qui mène de Corbreuse aux Granges-le-Roi, s'avancer de mon côté, leste, joyeuse, portant une cruche à chaque main. Quelques pas encore et nous allions nous croiser, quand, faisant un crochet, elle entra dans une grande pièce de seigle, fraîchement fauchée, où hommes et femmes travaillaient au bottelage.
- Eh! Jeanne, lui criai-je, où allez-vous donc ainsi, ma belle enfant?
- Vous le voyez, monsieur, me répondit-elle avec un doux sourire, je porte à boire aux moissonneurs qui sont là-bas, à l'ouvrage depuis le point du jour.
- En effet, j'aperçois maintenant votre père, le brave Michon, et votre frère Henri... Mais le troisième, le grand brun?... Je ne l'ai jamais rencontré dans le pays, ce me semble.
- C'est Valentin, un de nos petits cousins, avec qui j'ai été élevée à Etampes. Il appartient au même régiment que mon frère. Ils sont venus tous deux en congé pour la moisson; mais la voilà finie, et demain ils rejoignent leur corps. Encore deux ans à faire... Comme c'est long!
- D'autant plus long que M. Valentin ne me paraît pas excessivement patient, si j'en juge de la façon dont il agite en l'air son chapeau, depuis que vous êtes arrêtée.
- Oh! c'est qu'il a soif... D'abord, lui, il a toujours soif... Mais ne croyez pas qu'il se grise jamais, au moins.
- Avec quelle chaleur vous le défendez, Jeanne!... serait-ce un amoureux, par hasard?
- Mon fiancé, s'il vous plaît, monsieur.
Et, sur une belle révérence, la jeune fille me tourna les talons et se dirigea en toute hâte vers les trois moissonneurs.
Ceci se passait au commencement d'août 1887. Il y a quelques jours, une partie de chasse me ramenait à Corbreuse. Selon mon habitude, j'entrais au cabaret du père Michon. Le femme seule était là, vieillie de dix ans, triste, abattue. Pressentant un malheur, j'osais à peine lui demander des nouvelles de sa famille. Le père fagotait en ce moment dans les bois de Richarville; Henri et le cousin étaient partis pour le Tonkin quelque temps après avoir quitté Corbreuse.
- Quant à ma pauvre fille, continua Mme Michon avec un gros soupir, elle devait épouser Valentin au mois de septembre prochain...
-Eh! bien...
- On ne vous a donc rien appris dans le village?... Pardonnez-moi, monsieur, mais ça me fait tant de mal de redire ces choses-là... Tenez, lisez vous-même.
En me parlant, elle tira d'un vieux coffret, caché sous le comptoir, un papier tout froissé qu'elle me tendit.
C'était une lettre de Bac-Ninh, 5 octobre 88, signée Henri Michon et conçue en ces termes:
"Mes chers parents, j'ai à vous annoncer une nouvelle qui va désoler bien du monde au pays et surtout ma bonne petite sœur. Recommandez- lui donc de prendre son courage à deux mains. La semaine dernière, envoyés en reconnaissance, nous rencontrâmes, aux environs de Phudaphuc, une bande de pirate composée d'une centaine de Chinois et d'Annamites. L'affaire fut chaude; je vous en réponds. Nous avions démoli la moitié au moins de ces brigands-là, lorsque, en s'élançant à la poursuite des fuyards, mon brave Valentin, qui venait de passer sergent, reçut une balle en pleine poitrine. Transporté à l'ambulance, il délira pendant deux jours. Il ne cessait d'appeler Jeanne. On avait beau lui mettre chaque instant des petits morceaux de glace dans la bouche, rien ne pouvait le désaltérer; c'était l'effet de la fièvre; il murmura encore une fois: j'ai soif... Jeanne, dépêche-toi... apporte à boire... Une minute après, il n'y avait plus personne."
- Le père achevait à peine de nous lire cette lettre, poursuivit la bonne femme toute éplorée, que ma petite Jeanne tombait inanimée dans nos bras... Ah! monsieur, si vous aviez vu son désespoir quand elle revint à elle, au bout de quelques heures!... Pourtant la nuit parut l'avoir calmée... Au matin, elle s'habilla sans souffler mot, prit deux de ces cruches qui nous servent à monter le cidre de la cave, et s'achemina vers la porte.
- Où vas-tu donc, mon enfant? lui demandai-je.
- Mère, ne faut-il pas que je porte à boire aux moissonneurs?
Elle sortit... Il faisait beau... D'ailleurs, pourquoi la contrarier? On la suivit de loin... Elle se rendit à la grande pièce de terre qui borde le chemin des Granges, s'arrêta un instant à l'endroit où elle avait causé avec Valentin, la veille du départ... puis elle rentra, aussi tranquille que si rien n'était arrivé. Mais, le lendemain, elle retourna là-bas, et, aujourd'hui encore, comme tous les jours depuis deux mois, elle est allée porter à boire aux moissonneurs.
- Alors la malheureuse enfant?...
- Elle est folle, mon bon monsieur, acheva la mère en sanglotant.
James Desportes.
La Petite Revue, premier semestre 1889.
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