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jeudi 8 mai 2014

Chronique de Paris et d'ailleurs.

Chronique de Paris et d'ailleurs.

A propos des vers de Mme de Noailles que j'ai cités ici l'autre jour, j'ai reçu de mes aimables lecteurs un certain nombre de lettres. Elles ne m'ont pas étonné, je dirais presque que je les attendais.
La plupart de mes correspondants me disent: "L'auteur est plein de bonnes intentions, mais il ne sait pas un mot de prosodie française. Sur seize vers, cinq sont faux, d'autres contiennent des hiatus ou enjambent sans se gêner, les lois de la césure. Est-ce ignorance de débutant ou affectation de décadent?"
Qu'il me soit permis de féliciter et de remercier ceux qui daignent ainsi m'écrire: ils me prouvent d'abord qu'on ne se désintéresse pas en France de ce noble art des vers où le génie de notre langue excelle, qu'on sait les goûter et les apprécier, qu'on y "a l'oreille". Ils me procurent ensuite l'occasion de faire ici, une fois en passant, un petit cours d'art poétique bien rapidement, bien compendieusement et d'essayer de fixer le caractère actuel et sans doute éphémère de notre poétique.
Dès que le vers français a été vers, c'est à dire depuis Ronsard (encore Ronsard est-il souvent incorrect) et Malherbe, il s'est distingué par une fermeté et une justesse de mesure qui n'excluait ni la flexibilité, ni la variété. Le vers alexandrin ou l'hexamètre est peut-être la plus heureuse forme d'expression qu'ait trouvée l'esprit humain; matériellement il remplit exactement l'espace compris entre l'aspiration et l'expiration de nos poumons; spirituellement il peut renfermer à lui seul, en la condensant ou en la développant, toute idée si infinie ou si petite soir-elle.
Le vers à dix pieds dans sa métrique rapide, la césure au quatrième ou au sixième pied, est une prose rythmée, qui court agréablement dans les récits d'enjouement et de verve, vivement menés comme le Vert-vert de Gresset; les vers de huit, sept ou six pieds, surtout quand ils s'emploient à rompre avec l'alexandrin, ont de la grâce et de la majesté; l'image s'y joue et s'y continue et leur brièveté même qui donne à la phrase de l'élan et de l'espace, sert merveilleusement un poète qui sait l'art de bien jeter, et celui plus difficile encore de bien faire retomber sa pensée.
Les autres mètres de cinq, de quatre, de trois et même de deux et d'un pied ne sont que des exceptions ou ne servent qu'à des tours de force.
Mais cette énumération, qui peut paraître d'abord inutile, établit que le versificateur français a à sa disposition une variété considérable de mesures très capables de se plier à toutes les fantaisies de l'esprit, à toutes les recherches de la cadence et dont l'alternance, dans les œuvres lyriques, a donné des résultats sublimes dont j'aurais trop affaire ici de citer des exemples.
On a même, et de la manière la plus délicieuse, mélangé tous ces rythmes dans le "vers libre" et Molière avec Amphytrion, La Fontaine avec ses fables, nous ont montré quelle souplesse et quelle plasticité, quelle désinvolture et quelle... bonhomie pouvait offrir ce vers français qui apparaît parfois un peu raide et un peu cérémonieux dans les tirades, belles et pompeuses d'un Racine ou d'un Corneille, ou dans les stances grandiloquentes d'un J. B. Rousseau ou d'un Pompignan.
Victor Hugo et les romantiques livrèrent la bataille et la gagnèrent d'abord et parurent avoir fait une révolution énorme parce qu'ils se permirent quelques rejets et quelques hardiesses de césure. En réalité, ils personnifièrent plutôt une réaction qu'une novation en revenant à des formes plus libres que celles des continuateurs empesées de Voltaire et de Crébillon et surent vivifier la poésie française à une heure où elle s'anémiait un peu.
Mais bientôt la rigidité des formes reprenait le dessus et l'école parnassienne, la dernière avant... l'autre, celle des Leconte de Lisle, des Heredia, des Coppée, des Banville, nous donnait son oeuvre impeccable et parfois glacée, où peut être notre vers arriva  à son expression la plus pure, à son rythme le plus parfait, à son harmonie la plus complète.
Or, au moment où de nouveau la muse allait peut être s'endormir dans la splendeur dorée de ses bandelettes momifiantes, des esprits, des poètes, partis de différentes conceptions d'art, levèrent le drapeau de la révolte, déclarèrent qu'il fallait délivrer le vers, briser les rythmes, lui donner la fragilité et l'intensité d'un son ou d'un parfum, le faire déformateur plutôt que récepteur d'images...
Ce fut une femme qui commença et il faut lui rendre la justice, d'une initiative originale au moins. Mme Marie Krysinska publia, vers 1888 ou 1889, des petits poèmes qui semblaient plutôt des pièces traduites d'une langue étrangère, sans rimes, sans césure, sans mètre, mais non sans grâce. Après elle, M. Gustave Kahn, un chef d'école reconnu et accepté, donna ses Palais nomades qui sont un entassement de métaphores parfois heureuses, souvent obscures, toujours déréglées de forme  et parvenant à réaliser enfin le désir bouffon de M. Jourdain: nous faire connaître un langage qui n'est ni du vers, ni de la prose.
Mais le pas était fait, la mode ou le snobisme s'en mêla, et composer des vers réguliers parut aux générations nouvelles une monstruosité qu'il fallait éviter "pour ne pas se faire remarquer".
Toutes une floraison de poètes subit cette greffe et nous lûmes alors, avec une stupéfaction attristée, des œuvres où, par éclair, on surprenait des formes et des pensées, noyés aussitôt, et intentionnellement, dans un fatras d'excentricités prosodiques et autres. Ces symbolistes, c'est le nom qui a le mieux surnagé, sont surtout représentés actuellement par deux hommes d'un très haut talent tous les deux, MM. Henri de Régnier et Verhaeren.
M. Henri de Régnier, s'il fut né dix ans plus tôt, aurait été son beau-père, M. J. de Heredia, un parnassien strict, essayant d'enserrer dans une métrique le romantisme fougueux par lequel il se rapproche éminemment d'Hugo. Mais il fallait être de son temps et parmi les pièces d'une forme étincelante et pure, on rencontre, à chaque instant dans l'oeuvre de ce poète, des hiatus, des césures rompues, un vers de dix-sept pieds qui semble au milieu du troupeau réglé des autres un taureau qui s'échappe. Cependant, ce vers rebelle n'est jamais le meilleur et quand le poète a trouvé une idée, une image vivante et forte, malgré lui elle se moule et se fixe dans le beau vers hexamètre de Corneille ou de Hugo.
A côté de cette école française dont je passe sous silence des noms dignes d'attention et de critique, ils sont trop, s'éleva et grandit une école belge qui, elle, se formant pour ainsi dire spontanément, ayant à exprimer dans notre langue, des sentiments, des idées, des images qui ne sont pas tout à fait les nôtres, fut plus excusable, si l'on peut parler ainsi, de chercher à s'affranchir des traditions et à créer un instrument nouveau. Elle est représentée brillamment par M. Verhaeren dont certaines œuvres, les Villes tentaculaires, les Flambeaux noirs, dernièrement Le Moine, renfermant d'étranges beautés.
Or, pour revenir en France, et à nos correspondants, l'Académie qui, à tort ou à raison, passe pour le conservatoire et le palladium des antiques traditions, l'Académie a paru, l'année dernière, consacrer l'hérésie nouvelle et le vers déréglé en décernant à Henri de Régnier un des premiers prix dont elle dispose.
Dès ce jour, cette prosodie eut patente, droit de cité et l'auteur du livre le Cœur innombrable, à propos de qui cette trop longue dissertation, put en quelque sorte s'autoriser officiellement au hiatus et au vers faux.
Est-ce une raison pour acclimater dans notre pure et limpide poétique le "vers libéré"? Je ne le crois pas. Loin d'agrandir la pensée, d'émouvoir la sensibilité, de parfaire l'harmonie des poètes qui l'employèrent, il semble qu'il les ait gênés et déconcertés. Les entraves tombées embarrassent leur marche et la font inégale et pénible, dès qu'ils le peuvent, dès qu'ils l'osent, ils retournent à la forme première qui est celle à jamais admirable des vrais vers français.
Toutes les évolutions sont fécondes; déjà, à la pléiade des symbolistes, commencent à succéder des groupes qui, heureusement, n'affichent pas encore de noms, mais qui reviennent franchement à la forme ancienne en rejetant cependant la sécheresse et l'inflexibilité des parnassiens, leur affectation de rimes riches, qui tournait au calembour, et la trop grande sévérité de leur métrique.
Il fut un temps où dédaigner Musset, était un des articles de foi du nouveau symboliste, il me semble qu'une révolution se prépare où ce vivant et vibrant génie retrouvera dans les générations nouvelles sa gloire un instant ternie et son respect une seconde écarté.

                                                                                                               François de Nion.

La Mode illustrée, supplément littéraire n° 42, 1901.

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