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samedi 3 mai 2014

Émigrants anglais à Buenos-Aires.

Émigrants anglais à Buenos-Aires.


Il y a quelques semaines, un certain nombre d'émigrants anglais, qui avaient quitté Southampton pour Buenos-Aires sur le steamer allemand Dresden, sont rentrés dans une condition des plus misérables en donnant des détails navrants sur leur voyage.
En arrivant à Buenos-Aires, ces malheureux trouvèrent les logements qui leur étaient soi-disant destinés pour un laps de trois jours à la charge de l'Etat, occupés par environ 2.000 émigrants.
Ils ne tardèrent pas à s'apercevoir que les promesses de travail et de salaire faits par les agences d'émigration étaient absolument fallacieuses.
Les émigrants, en rentrant en Angleterre, ont appris avec regret que deux cents hommes, femmes et enfants étaient encore partis, il y a quelque jours, pour Buenos-Aires; s'ils étaient arrivés à temps, il n'eussent pas manqué  de déconseiller à leurs compatriotes un voyage dont leur propre expérience leur a appris au moins à connaître l'inutilité.
Vivement émue de ce fait, la légation de la République Argentine à Paris leur a opposé un démenti formel, auquel nous sommes loin de contredire. Nous ne croyons pas un seul instant qu'il y ait dans tout ceci imprévoyance, malveillance ou incurie de la part du gouvernement argentin. Les échos que nous venons de citer nous semblent l'expression encolérée de la déception qui attend presque toujours l'émigrant dans le pays où il émigre. A Buenos-Aires plus que partout peut-être cette déception devient énorme, non à cause du gouvernement, très accueillant au contraire, mais à cause des difficultés de la vie, difficultés fort bien représentée d'ailleurs dans la lettre suivante qui vient de nous être communiquée:
"J'ai eu maintes fois, dit-elle, l'occasion de me rendre compte de ce qu'avait d'absolument trompeur le miroitement des appointements fabuleux qu'on pouvait se procurer facilement dans ce pays d'avenir.
"Les chiffres cités par le ministre plénipotentiaire sont parfaitement exacts: il est certain qu'on donne 120 ou 130 francs à une domestique et 500 francs par mois à un cuisinier; c'est aussi ce qu'on offre à un jeune homme fraîchement débarqué, pourvu qu'il ait quelque instruction et puisse faire un commis. Ce qu'il y a de certain aussi, c'est qu'avec des appointements de 6.000 francs par an, ce commis pourra à peine subvenir à son existence et ne pourra jamais économiser l'argent de son retour. Il y a, en effet, un facteur que l'on oublie toujours de faire figurer dans ces comptes fantastiques, c'est qu'il faut diviser par 10 ces chiffres pour avoir le rapport de leur valeur en France.
"Le commis en question devra dépenser 250 francs par mois pour avoir une chambre unique en fait de logement, et Dieu sait dans quels quartiers! Il devra donner 3 francs pour se faire raser ou couper les cheveux, 3 francs pour le blanchissage d'une chemise, 5 francs pour un savon qu'on payerait 30 centimes à Paris, etc.
"Les vivres sont pour rien! il est certain qu'on peut avoir une vache pour le prix de la peau, mais que faire d'une vache entière? On va donc chez le boucher, qui vend sa viande 50 centimes la livre, c'est pour rien, mais il n'en donne pas moins de 6 livres: encore 3 francs pour un simple bifteck! Mais on ne vit pas que de viande, et un œuf coûte 1 franc; les légumes sont inabordables. Le gaz coûte 2,50 fr. le mètre. Il est vrai qu'il ne vaut rien et n'éclaire pas.
" Le contremaître de M. D... , qui paye 700 francs de loyer par mois, a donc l'équivalent d'un petit logement de 5 à 600 francs à Paris. C'est gentil; mais il a un état, ce qui explique tout. Car, et c'est ce qu'il faudrait corner aux oreilles de tous ceux qui veulent émigrer, il faut produire dans ce pays pour avoir chance de réussir. Les ouvriers de métiers sérieux, surtout les selliers, les bouchers, les maçons, les ébénistes, pour peu qu'ils aient de l'intelligence et de la conduite y vivent très à leur aise; mais la masse des ouvriers bons à tout faire, c'est à dire propres à rien, des employés sans instruction scientifique, seraient à peu près sûrs d'y mourir de faim, si on ne les rapatriait pas, après pour tout ouvrage trouvé à cirer les bottes et faire des commissions.
"Recevez, etc."
C'est donc à eux-mêmes et aux difficultés de la vie que les émigrants doivent s'en prendre et non aux agences d'émigrations qu'elles soient ou qu'elles ne soient pas patentées ou couvertes par le gouvernement argentin.

Journal des Voyages, Dimanche 5 mai 1889.

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