Le lorgnon.
Conseils à un fiancé.
Dans un roman intitulé Le Lorgnon, Mme de Girardin développe cette thèse: "Il est préférable, pour notre bonheur, que chacun de nous ne puisse lire dans le cœur de ses semblables." Elle imagine un héros possédant un lorgnon avec lequel on peut voir clairement l'âme des humains; il découvre perfidie, haine, calcul, là où il croyait auparavant à l'existence de la bonté, du dévouement et de la tendresse. En général, notre cécité à cet égard est bienfaisante et il vaut mieux que nous soyons dans l'impossibilité d'explorer les replis tortueux et déconcertants des consciences.
Pourtant il est des cas pour lesquels nous n'aurions qu'à nous féliciter de ce don de double vue, j'en connais un et veux vous le signaler.
Je reçois beaucoup de lettres de jeunes gens qui pensent à se marier et je constate qu'ils n'ont point les vilains calculs et les projets égoïstes dont on les accuse couramment.
Ils n'ont qu'une immense bonne volonté, un vif désir de rendre leur fiancée heureuse; seulement, ils se montrent assez embarrassés sur la façon de mener à bien leur entreprise. L'un deux m'écrit:
" Que faut-il dire à ma gentille fiancée? Elle est près de moi silencieuse et rougissante; je l'interroge sur ses goûts, les livres qu'elle a lus, les pays qu'elle a visités; elle répond par monosyllabes et notre dialogue a la tournure d'un examen. Elle est gênée, je suis ridicule; que faire? Ces tête-à-tête nous laissent étrangers l'un à l'autre."
Voilà malheureusement ce qui se produit presque toujours si la période des fiançailles n'est pas employée à faire connaissance.
La jeune fiancée est toujours un peu timide et indécise, même sous des airs de bravade et de désinvolture; une anxiété la tenaille; elle songe à sa vie nouvelle et au moyen d'en tirer le meilleur parti possible. Sa plus grande force sera de plaire à son fiancé, elle le sait; et elle est si désireuse d'y réussir, qu'elle joue inconsciemment la comédie pour étaler les sentiments, les principes qui lui paraissent de nature à sauver sa conquête;
Cette duplicité involontaire ou non les égare tous deux et rend impossible la pénétration sincère des âmes qui est la première condition de l'amour durable.
C'est au jeune homme, moins troublé, moins novice dans ces sortes de négociation, à agir avec beaucoup de tact et de bonté.
Avant tout, il doit, par tous les moyens possibles, persuader sa fiancée qu'il l'aime entièrement et qu'elle peut, sans craindre de lui déplaire jamais, se montrer à lui telle qu'elle est.
Lorsqu'elle aura acquis cette conviction, vous verrez avec quel abandon heureux elle parlera, dirigeant elle-même la conversation et se racontant gentiment; le bonheur de votre futur ménage est presque assuré si elle ose être simple, naturelle, si elle s'épanouit dans une absolue confiance. Vous l'aimez fortement: qu'elle le sente, qu'elle soit sûre de votre tendresse; cette certitude calmera son émotion et son désir de se faire un personnage; dès lors, elle s'abandonne avec une naïveté d'enfant à la bienveillance enveloppante de votre affection; sans détour, elle dit ses goûts, ses tendances, ses aspirations et même... laisse deviner ses défauts. Le fiancé n'est pas obligé d'admirer tout en bloc; il fera bien, devant un acte répréhensible, de manifester un peu de surprise, un peu de chagrin; pourvu qu'il le fasse avec bonté, sa fiancée se corrigera volontiers et sans effort.
Le désir de plaire subsiste toujours chez une femme; ce qui la rend méchante, inquiète ou sournoise, c'est la crainte de ne pas réussir; mais, quand elle est assurée de son pouvoir, elle devient volontiers bonne, surtout quand l'amour éclairé de son futur guide la pousse doucement dans ce chemin.
Madame Elise.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 10 mai 1903.
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