Cécile Sorel.
Ce que femme veut, Dieu le veut. Ce que Sorel veut, on le veut. Il y a plus de vertu dans ce nom que dans toute la personne de celle qui le porte; c'est une vertu magique qui ouvre toutes les serrures, qui force tous les cœurs. Les électeurs se donnent bien vainement le mal de défendre leurs opinions par des mots, par des votes, par des coups; ils prétendent imposer une politique à leur victime parlementaire et ne semblent pas se douter que quels que soient les ministres qui se réunissent à l'Elysée, le véritable conseil des ministres se tient dans le boudoir de Mlle Sorel, et que l'attitude du gouvernement, aussi bien du sous-secrétaire d'Etat des Postes et des Télégraphes, que du Président de la République, a pour but d'amener un sourire sur les charmantes lèvres de cette femme heureuse. Nous sommes à une époque, je ne crains pas de le dire, où le devoir de tout Français qui se dit patriote est de plaire à Mlle Sorel. Depuis la Pucelle d'Orléans, on n'avait pas vu une femme disposer d'une autorité pareille à celle de la Pucelle de Montparnasse, si notre actrice nationale me permet de l'appeler ainsi.
Ce nom est justifié, en partie tout au moins, par l'assiduité avec laquelle Mlle Sorel et sa mère fréquentaient autrefois le modeste théâtre Montparnasse. Car Mlle Sorel n'a pas toujours été l'aristocratique personne que l'on connaît. Elle est humble d'origine, étant la fille d'un loueur de voitures, et l'on frémit à penser que si la vie avait tourné autrement pour elle, elle pourrait être aujourd'hui caissière et avoir des ongles douteux.
Ayant ainsi pris le goût du théâtre, aidée peut être par de bienfaisants protecteurs, Mlle Sorel passe par différentes scènes avant d'entrer à l'Odéon, et de là à la Comédie-Française. C'est au second Théâtre-français que sa toute puissance commença à s'affermir: alors qu'il était sévèrement interdit à tous les artistes de décorer leur loge, d'y faire poser des fermetures supplémentaires, parce que au jour de leur départ, ils détériorent le matériel en emportant ce qu'il leur appartient, Mlle Sorel avait à la porte de sa loge une serrure de sûreté et, aux murs, autant de tentures qu'elle le désirait. Exprimait-elle un jour une critique sur un détail de service ou d'aménagement du théâtre, on était sûr le lendemain de trouver les choses modifiées selon son goût, et chaque soir les plus grands personnages attendaient son passage dans l'étroit couloir qui desservait sa loge.
Je dois ici apporter mon humble tribut à l'histoire de mon pays. Le bruit a couru que lorsque le président Félix Faure mourut, il se trouvait en visite chez Mlle Sorel. C'est inexact. La nouvelle de la mort de Félix Faure parvint par le télégraphe à l'Odéon, dans l'après-midi même, au moment où Mlle Sorel était en scène. Il ne m'appartient pas de rechercher si elle avait des raisons d'être particulièrement affectée de cet événement et si elle ne fit pas pendant quelques minutes d'amères réflexions sur la fragilité des choses humaines. Mais Mlle Sorel est trop intelligente pour s'arrêter à des sornettes sentimentales.
Jean-Louis.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 9 août 1903.
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