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mercredi 28 mai 2014

Le jour de l'an de la famille Gratinet.

Le jour de l'an de la famille Gratinet.

Le mardi 4 nivôse de l'an XIII, en d'autres termes, le 25 décembre 1804, le jour de Noël, il y a eu dimanche, 102 ans, les époux Gratinet, boutiquiers, organisent, en leur paisible logis de la rue du Coq, l'emploi de leur journée du nouvel an.
- C'est dit! conclut M. Gratinet en frappant la table d'un air satisfait; après les visites obligatoires, promenade durant tout l'après-midi; le soir, dîner dans un cabaret à la mode, et spectacle! Maintenant, allons nous coucher.
Tandis que les époux se mettent au lit, présentons-les à nos lecteurs. M. Gratinet (Epaminondas-Andoche), ex-porte-drapeau de la section des Enfants-Rouges, ex-grenadier de Valmy, est un bon bourgeois d'une cinquantaine d'années, bedonnant et bien conservé. Mme Gratinet, née Marie Crouton, est une femme d'environ quarante ans, qui n'en porte que trente-cinq: elle a encore fort belle mine et lit volontiers l'Almanach des Muses en cachette.
La famille comporte encore deux membres, et non des moindres: Lodoïska Gratinet, âgée de seize printemps, et Régulus Gratinet, dit "Fanfan", qui suce encore son pouce, étant né le même jour où le télégraphe aérien du Louvre apporta dans Paris la nouvelle de la victoire de Marengo. A cette heure avancée de la nuit, nos deux importants personnages sont encore dans les bras du sommeil, mais nous ferons bientôt avec eux plus ample connaissance.
La semaine qui sépare le premier de l'an de Noël passa vite, et le grand jour, enfin se leva. Dès potron-minet, Lodoïska et Fanfan se précipitèrent dans la chambre de leurs parents, pour avoir leurs étrennes. Lodoïska fit une guirlande de compliments; Fanfan balbutia des vers où le chef de M. Gratinet était couronné de lauriers. 



La distribution vint ensuite: Lodoïska reçut un canezou à larges manches et un turban; Fanfan eut un dada d'Epsom, à bascule, plus une boite de soldats, figurant la campagne d'Egypte. Rien n'y manquait: le premier Consul, les pyramides et les dromadaires; même les mamelucks et le ballon captif.
M. et Mme Gratinet, de leur côté, avaient échangé les cadeaux d'usage; aussi tout le monde était-il d'excellente humeur en se mettant à table pour le petit déjeuner. Le café expédié, chacun courut faire sa toilette et, peu de temps après, la famille, en grand tralala, descendit. M. Gratinet portait une ample redingote anglaise à deux rangs de boutons, et son bicorne à glands; sa large cravate de mousseline raidissait son menton d'une manière imposante. Des bottes à revers et un rondin d'épine complétaient son ajustement. 
Mme Gratinet avait hésité longuement entre sa robe à manches courtes et sa robe hortensia; mais l'hortensia était la couleur de la bonne compagnie, c'est pour cette dernière qu'elle avait opté. Dix fois, elle avait retiré la demi-marmotte qui couvrait son bonnet et dix fois elle l'avait rétablie, si bien qu'elle avait mis tout le monde en retard. Cependant, elle avait fort bon air ainsi; mais que dire de sa fille, l'adorable Lodoïska, dont les charmes, encore qu'il éclipsassent les siens, la remplissaient d'orgueil? Le fait est que Lodoïska, en sa blanche douillette, garnie de cygne, apparaissait comme une fleur charmante: une écharpe rose flottait autour d'elle, comme soulevée par la main des Grâces, et sa coiffure, surtout, était tout un poème; ses beaux cheveux bruns et lisses, dégageant la tempe droite et passant en large bandeau sur le front, dégringolaient sur l'oreille gauche en un tire-bouchon affriolant, le tout surmonté du ruban des étrennes, garni d'un camée.

Le dimanche à Paris, il y a cent ans.

Cependant, Fanfan, plein d'impatience, demanda si, oui ou non, l'on partait; et, tapant du pied, il décapita un dromadaire de l'expédition d'Egypte, qui gisait sur le sol. Fanfan portait un haut de forme en castor, une collerette et des escarpins vernis. Sa petite veste collante s'arrêtait à sa taille, avec, par derrière, deux petits pans; et ses pantalons de casimir découvraient très haut sa cheville.
Dehors, la famille eut une seconde d'hésitation. Fallait-il se diriger tout d'abord vers La Bastille où, dans un amas de vilaines masures, cour des Salpètres, habitait le père Gratinet? ou bien, devait-on faire voile vers le logis de Mme Crouton mère, situé dans la rue de la Vieille-place-aux-Veaux, près de Saint-Jacques-la-Boucherie? Un regard de Mme Gratinet fit comprendre au vainqueur de Valmy qu'il convenait de s'orienter dans cette direction; mais Lodoïska fit remarquer que si l'on voulait dîner au Veau qui tette, rue de la Joaillerie, il valait mieux revenir par le Châtelet. Son opinion prévalut et l'on gagna le faubourg par la glorieuse rue de Rivoli, comme disaient les grognards en faisant ronfler les r (Ivôli-Steet, prononçaient les "beaux" et les émigrés), dont les maisons magnifiques sortaient de terre à vue d’œil. On trouva grand-papa Gratinet écrasé sous le poids de son siècle et médisant sur les noces de Louis XV, auxquelles il avait assisté... en qualité de chevau-léger du 14e régiment, colonel de Sombreuil.
Il faisait un temps superbe: la joie dans la grand'ville, battait son plein. On gagna le boulevard du Temple où Bobèche et Galimafré faisaient la parade. 



L'air était si clément, qu'on voyait circuler les marchands de coco, avec leur grand "cabriolet" de paille, leur beau tailleur blanc et leur fontaine, drapée de velours et surmontée d'une Victoire. Fanfan s'allait régalant de l'une à l'autre. Soudain, il tira vivement l'ex-sans-culotte par sa houppelande, l'entraînant au plus épais d'un groupe: les badauds entouraient un petit homme qui, accompagné d'un crincrin, débitait des pont-neufs au milieu des rires.
- Eh! s'exclama le chef de famille, c'est Ange Pitou! c'est le martyr de la liberté. On l'a envoyé à Cayenne en fructidor, mais il en est revenu l'année de l'Exposition en 97! Bravo Pitou! ajoute notre bourgeois en tapant des mains.
"Bravo, Pitou!" criait joyeusement la foule où dominaient les marmottes multicolores et les bonnets de coton.
Des porteurs d'eau, avec leurs grands chapeaux d'Auvergnats, tiraient les brancards de leurs tonnelets, en appelant: A l'eau, à l'eau... sur un ton de mélopée. Parfois un muscadin passait, au bras d'une merveilleuse, arborant encore la perruque blonde des conspirateurs pour rire: de vastes guimbardes emportaient vers le Champ-de-Mars, où il y avait des courses, des bourgeois endimanchés. Dans les contre-allées, quelques faiseurs d'en-Barras, un oeillet rouge à la boutonnière, allaient en vélocifère, bousculant les chiens et les promeneurs et cherchant des querelles. A la hauteur du Petit Coblenz, il fallut s'arrêter pour laisser passer le coche de Lille en Flandre, qui au galop de ses quatre percherons lourds, en un torrent de poussière, filait sur Paris.
Et presque aussitôt, vis-à-vis du Temple de la Gloire, les agents du citoyen Fouché, avec leurs redingotes longues et leurs gourdins, les favoris en côtelette, coupant d'un trait leurs épaisses mâchoires, firent ranger les passants sur la chaussée. La troupe, précédant le cortège parti du corps législatif, gagnait les Tuileries pour saluer l'Empereur. La cohue se bouscula pour voir le défilé, et lorsque disparut au coin de la rue de la Loi la dernière aigrette du dernier mortier du dernier hussard, Régulus trépigna pour les suivre. Le héros de Valmy hésitait, déjà las, ayant sa bedaine à traîner, mais Lodoïska se fit charmeresse:
- Oh! oui papa ! Allons aux Tuileries, nous verrons les toilettes!
Mme Gratinet exigea une voiture. On héla donc un "mannequin", qui, moyennant un demi-écu et huit sols pour boire, les conduisit aux Tuileries en une demi-heure, à cause du grand tour qu'il fallut faire pour éviter la foule, derrière le Palais-Egalité.
Vu de la terrasse des Feuillants, le spectacle était merveilleux; les chambellans, les grands officiers de l'Empire, les ambassadeurs, les dignitaires du clergé passaient et repassaient, mêlant les plumes, les panaches et les rubans. Par les fenêtres du palais impérial, on voyait, dans les salons vastes, chatoyer au soleil les ors et les satins des uniformes; sur la berge de la Seine, une batterie, dominant les musiques et les cris assourdissants des crieurs de programmes, devant le pont des Arts, tonnait.
Plus de 150.000 piétons traversèrent le pont, ce jour-là. Sur les échafaudages du Louvre flottaient de grands oriflammes. Le peuple, heureux, poussait des vivats. On acclamant Napoléon, on se montrait les personnages populaires: M. de Talleyrand, ministre des relations extérieures; le ministre de la Guerre, maréchal Berthier, grand veneur et intendant du Palais, entouré d'un état-major si brillant, qu'on se serait cru au pays de Golconde. Le maître des cérémonies, aristocrate raillé, sortit en grand apparat et la foule applaudit, quand on vit qu'il avait marché dans une flaque et taché ses mollets, sanglés dans la soie blanche. On signalait des personnalités haut cotées dans la faveur publique: M. Corvisart, M. Isabey, M. l'abbé Sicard, M. Caperonnier, conservateur de la Bibliothèque impériale; M. Cadet, apothicaire, et le vieux nouvelliste parisien Restif de la Bretonne, qui prenait des notes; M. Brantzen, ministre plénipotentiaire de la République batave, au bras du grand écuyer, étonné de sa haute stature.

Un dîner au Veau qui tette.

Quand les Gratinet se furent suffisamment rassasiés de cette vision de gloire, quand, au rythme des tambours de la garde, Régulus eut assez piaffé, il fallut songer au retour. On fila par la rue Saint-Germain l'Auxerrois et l'arche Pépin, en échangeant des impressions; puis on laissa sur la gauche l'ancien cul-de-sac du chevalier du Guet, et l'on fit visite à maman Crouton senior. La bonne dame en un rez-de-chaussée obscur, édifiait de vagues dentelles sur un coussin, à l'aide de bobines tintinnabulantes. On lui donna ses étrennes: un coquet brodé, à pointes, avec des pattes de sphinx. 



Maman Crouton voulait retenir ses enfants à dîner, mais on redoutait son flan aux herbes et l'on redoutait plus encore une réédition de l'affaire Capet, de l'affaire, comme on disait tout court. On prit donc congé avec mille précautions.
Il fallait dîner: la famille hésita longtemps entre Deharme, à la Marmite perpétuelle, rue des Grands-Augustins, près du marché à la volaille, et le Rocher de Cancale, rue Mandar. Enfin, elle se décida pour le Veau qui tette, célèbre depuis quatre siècles. Le cabaret ne payait pas de mine: cependant, on y mangeait des pieds de mouton meilleurs que dans bien des salons dorés. Après les pieds de mouton, les Gratinet tâtèrent d'un plat d'anguilles piquées aux truffes, encore une spécialité de la maison. Puis du riz au safran; dessert au vin de Suresne. Ils déclarèrent alors à l'unanimité "qu'ils en avaient jusque là", et se levèrent pour aller au spectacle.
Là encore, la discussion fut vive, chacun étant d'un avis différent. Mme Gratinet voulait qu'on allât au Français, place de l'Odéon, où l'on donnait l'Iphigénie, avec Talma. M. Gratinet grillait d'aller voir Frontin tout seul au théâtre de la Cité. Lodoïska, frémissante, balançait entre le Vaudeville et la salle du Marais. Elle aurait bien voulu aller aussi au Salon des Concerts, où il y avait "redoute", à l'occasion du nouvel an. Mais Fanfan, plus agité que cent mille diables, hurlait pour qu'on le menât voir les Génies infernaux et Kikiki, et aussi le théâtre mécanique de M. Pierre, au carrefour Gaillon, et les puces savantes et les oiseaux hollandais. Fanfan voulait tout voir à la fois. Et ce fut encore lui qui gagna! De guerre lasse, l'accord ne pouvant se faire et la soirée s'avançant, on s'en fut bonnement à Tivoli, pour voir l'incomparable éléphant baba, faisant l'expérience du coup de pistolet. 



Il y avait en outre, dans les jardins, des escamoteurs, un harmonica, des ombres chinoises, un concert de chat, et mille autres attractions, sans parler d'un grimacier qui imitait les personnes en vogue et le son de tous les instruments. Là aussi, il y avait des toilettes, et de belles dames vêtues en sultane, avec des bagues aux pieds. C'est pourquoi les Gratinet passèrent une soirée délicieuse. Vers minuit, enchantés de leur journée, ils regagnèrent d'un pas lourd le numéro 493 de la rue du Coq, près l'oratoire Saint-Honoré. Là se trouvait leur enseigne; un bas dans une nuée, ce qui voulait dire: haut bas, c'est à dire Au bas, la mode existant encore de ces rébus surannés
Et tandis que M. et Mme Gratinet se déshabillaient, tandis que Fanfan grognait, bouffi de sommeil et de mauvaise humeur, tandis qu'ils échangeaient encore les impressions de cette journée inoubliable, la rumeur éloignée de Paris en fête venait mourir à leurs pieds: c'étaient dans les ruelles voisines, des godelureaux attardés qui, sur un air de la Révolution, chantaient en rentrant au logis:

                                                          Vive Napoléon
                                                          Il nous baille
                                                          D'la volaille
                                                D'la volaille et du jambon.

                                                                                                         
                                                   Eugène Godin.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 1er janvier 1905.

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