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mercredi 21 mai 2014

La vie mondaine.

La vie mondaine.


La première semaine d'août a été toute entière consacrée à des fêtes dont l'éclat passera en souvenir à l'égal de celles de l'année 1867. De l'avis général, les représentants de la nation française ont offert à leurs hôtes étrangers des galas dignes de ceux qu'imaginèrent les maîtres de cérémonie de la Cour des Tuileries et de la Ville de Paris. La fête de nuit à l'Exposition en l'honneur du Schah a été une féerie d'Orient réalisées par toutes les puissances industrielles de l'Occident. La représentation de gala de l'Opéra, offertes aux délégués des Universités des deux mondes, a été digne des plus splendides que Napoléon III fit organiser par le Ministère des Beaux-Arts et de sa maison impériale, lors des visites souveraines de Guillaume Ier, d'Alexandre II et de François-Joseph.
L'élite de la jeune génération venue des quatre coins d'Europe et d'Amérique a été traitée en puissance souveraine, et, rentrés chez eux, ces jeunes gens pourront se dire que, malgré les jalousies et les défiances politiques qui veillent à ses portes, ce pays-ci à une fière vitalité, un printemps de grâce, d'art et de cordialité auquel il fait bon venir se réchauffer entre deux tourmentes.


Avez-vous remarqué, en dehors de la parue habituelle des fêtes, mâts élevés, banderoles aux couleurs joyeuses, guirlandes de lumière et rayons électriques, la plus irrécusable preuve de l'air de fête que Paris arbore? Partout des visages rassérénés, une sincère joie de vivre épandue dans l'air, le pas ralenti et le coup d’œil bienveillant, un merci discret, muet, mais sensible, quand le Parisien croise sur le boulevard ou aux abords de l'Exposition l'étranger qui se promène et regarde. Il y a peu de mois encore, on ne rencontrait qu'yeux distraits, fronts plissés, démarches fébriles, partout et chez tous un air de souci et d'énervement. Un petit arrêt de la roue de fortune a changé à vue le décor et les acteurs, et aussi et surtout, Paris s'est senti touché profondément de voir l'invitation qu'il avait lancée à l'élite du monde, accueillie avec cet empressement chaleureux. Aussi, de haut en bas, du ministre au simple trottin, très parisien sous son modeste plumage de petit oiseau, toute la grande ville sourit à ses hôtes et ne demande qu'à faire encore des merveilles. Jamais peut être on a préparé tant d'avenir en fêtant le passé et fait plus d'art et d'élégance en commémorant les dates d'une histoire si grave.
De ces fêtes, c'est le Schah qui est le lion et le soleil.
La sympathique curiosité qui avait accueilli en 1873 et en 1878 le souverain aux trésors mystérieux, ne s'est pas refroidie à sa troisième visite parmi nous. Bien qu'il ne montre pas à toutes ses promenades la prodigieuse aigrette de diamants qui fut légendaire, Nasser-ed-Din a la foule, des acclamations très suffisamment chaleureuses, et une bonne presse. On ne se lasse pas de lire qu'il couche volontiers par terre sur un simple matelas, et qu'il adore les pêches à la vinaigrette. On se délecte, en pensée, du potage à l'agneau et au poulet dont ce nouveau Roi-Soleil mange quotidiennement un fort récipient. On est attentif à tous ses faits et gestes, et on discute avec application sur les raisons inconnues d'ailleurs, qui ont bien pu l'empêcher de se confier à l'ascenseur de la Tour Eiffel.
Ce qu'il y a de plus amusant, c'est que le Schah est travaillé de la même curiosité quant aux faits et dits des Parisiens, et ne s'endort pas avant de s'être fait lire par son ministre de la presse les comptes rendus que nos journaux font de ses promenades et de ses visites. Entre le puissant autocrate de Perse et cet autre souverain à mille têtes qui est Paris, c'est un touchant échange de curiosités tant soit peu enfantines.
Au reste, le personnage est intéressant et vaut de frapper ce Tout le Monde à l'intérêt vraiment inépuisable. Il est pétri de contrastes. En même temps que le moindre bibelot, la plus simple mécanique l'étonne comme un enfant, il lance comme une flèche, en son français un peu sauvage, telle réflexion ou tel souvenir qui témoigne de lectures, de réflexions qu'on n'attendait guère d'un souverain séparé du monde, pour ainsi dire, par une triple muraille d'or et de diamants. A chaque pas, il rencontre de l'histoire, un nom, un tableau, un monument, et ce n'est pas sans coquetterie qu'il dit son mot sur l'homme, sur la chose, sur l'époque. Sur tout ce qu'il voit, il fait parler, puis il conclut, et il y a parfois bien de l'expérience dans ses naïvetés exotiques. Sa visite au musée de Versailles est pleine de ces mots qui font penser à ceux de Pierre le Grand, cet autre primitif de race.
En face des portraits de Louis XIV, de Louis XV et de Mme de Pompadour, il s'écria:
"Ah! époque du pouvoir absolu et de l'empire des femmes!"
Deux autres tableaux l'ont retenu, celui qui représente Louis XVIII ouvrant le parlement et l'Appel des Condamnés.
Il a dit, à propos de Louis XVIII: "Oh! les Parlements, mauvaise, mauvaise affaire." Et, à propos de l'Appel des condamnés: "Triste époque, où les Sadi (et il montrait André Chénier) ne sont pas épargnés... Allons, partons." Et il sortit, l'air très impressionné. Il y a de quoi faire sourire, il y a de quoi aussi donner à penser dans ces mots tous unis. Le Persan de Montesquieu, qui avait tant d'esprit, et pour cause, n'avait pas plus de bon sens.
Nos ministres, qui ne manquent pas non plus d'esprit, ne tiennent pas rigueur au souverain persan de ne goûter que médiocrement les Parlements. Ils passent sans objection à "l'ombre de Dieu" ses accès de franchise, et le convient à des réceptions où les parlementaires ne font pas, malgré tout, tache sur le grand goût de l'arrangement et du décor. Les banquets chez le Président du Conseil, chez le Président de la République et au Ministère des Affaires Etrangères, étaient des modèles. Le Président de la République et Mme Carnot ont une fois de plus fait les honneurs de l'Elysée avec cette correction dans le luxe, qui est tout à fait digne de la première maison de France. Au quai d'Orsay, on s'est souvenu que Talleyrand n'était pas seulement un diplomate de grande allure, mais un gourmet émérite et un arrangeur de fêtes. M. Spuller, aidé du comte Lefebvre d'Ormesson, a été à la hauteur de toutes les traditions de l'ami de Grimod de la Reynière. Les invités de cette soirée n'oublieront jamais sous quelle jolie lumière rose, au milieu de quel doux éclat tamisé de flammes colorées et de pierreries ils ont vu évoluer les Mauri, les Invernezzi, les Ottolini, et entendu les roulades du Mysoli de Félicien David, accompagnées de la flûte de Taffanel, et applaudi la pantomime éloquente de Colombine-Invernezzi et de Pierrot-Cadet, détachant leurs gracieuses et comiques silhouettes sur l'argent d'une lune électrique.



La représentation de gala donnée par le Président de la République comptent parmi les plus belles fêtes qui aient été offertes à Sa Majesté Nasser-ed-Din. La salle offrait un coup d’œil unique. Les femmes, en toilettes somptueuses, étaient étincelantes de diamants. Mme Carnot, d'une élégance très remarquée, portait une splendide robe de brocart bleu pâle et or; sa coiffure, très artistique, était rehaussée de roses jaunes et de jasmins semés de diamants superbes. Le Schah, dont les merveilleuses pierres et les diamants légendaires excitent si fort la curiosité des Parisiennes, semble renoncer à en faire parade hors de ses Etats. A la soirée de l'Opéra, il portait une tunique bleue avec ceinture d'or agrafée par une énorme émeraude. Au cou, une mince chaîne d'or supportait un gros diamant taillé en cœur; sur son bonnet, où l'on cherchait vainement la fameuse aigrette, était le lion de Perse brodé de soie blanche, de perles et de diamants. Et c'est tout. Le Schah a appris que l'abondance des bijoux est considérée chez nous comme un étalage de mauvais goût, et il se garde bien d'exhiber ici les richesses du trésor  des rois de Perse, qui renferme de splendides pierres, dignes des rêves des Mille et une Nuits.

                                                                                                           Le Masque de Velours.

Revue Illustrée, juin 1889- décembre 1889.

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