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samedi 31 mai 2014

D'un argument contre l'instruction du peuple.

D'un argument contre l'instruction du peuple.

Au milieu du concert formé par tous les bons citoyens en faveur de l'éducation populaire, on entend souvent dissoner un argument trop spécieux et en apparence trop charitable pour ne pas avoir séduit plus d'un sincère ami des classes pauvres, trop erroné et trop dangereux pour que nous n'ayons pas à cœur d'en effacer l'impression, nous dont la publication s'adresse particulièrement aux personnes qui font de l'enseignement public la pensée de leur vie.
Voici cet argument dans ses termes les plus habituels:
" L'instruction est souvent un présent funeste dans les classes inférieures. A peine le fils d'un paysan ou d'un ouvrier sait-il lire, écrire et compter, qu'il dédaigne la profession de son père; ses parents eux-mêmes s'efforcent de le pousser hors de leur sphère; ils veulent en faire un avocat ou un médecin? De là l'encombrement de certaines professions, de là le nombre infini de jeunes gens qui végètent dans nos grandes villes, avec des prétentions exagérées que punissent les plus cruels désappointements, tandis qu'on peut craindre de voir délaisser les métiers mécaniques et l'agriculture."
Il n'est pas, nous oserions l'affirmer, un seul de nos lecteurs devant qui pareil raisonnement n'ait été fait; et plus d'un a pensé qu'il était difficile d'y répondre.
Cette réponse cependant est bien simple.
Pourquoi le fils d'un paysan ou d'un ouvrier, dès qu'il a reçu un peu d'instruction, se croit-il appelé à s'élever au dessus de son père?
C'est que malheureusement, chez nous, un peu d'instruction est encore une exception; c'est qu'il suffit d'un peu d'instruction pour sortir de la ligne commune. Si le paysan ou l'ouvrier savaient eux-mêmes ce qu'ils font apprendre à leurs enfants, ceux-ci ne se regarderaient pas comme leurs supérieurs. Ces prétentions dont on se plaint, ces ambitions trompées ne sont donc pas le fruit d'un excès d'instruction; il faut les attribuer au contraire à ce qu'elle n'est pas assez universellement répandue. Grâce à l'éducation publique, le peuple est sorti de l'égalité de l'ignorance; un progrès de plus et il atteindra l'égalité d'instruction.
Il est un autre sujet d'inquiétude que nous devons aussi nous efforcer de dissiper.
Serait-il vrai que la culture de l'esprit inspirât du dédain ou de la répugnance pour les travaux mécaniques? Serait-il vrai que si tous les citoyens étaient parvenus à un certain degré de lumière, ils ne s'en trouveraient plus qui voudrait exercer le métier de maçon, de cordonnier, de laboureur, etc.? Serait-il vrai enfin que, pour que certaines professions ne soient pas abandonnées, une classe nombreuse de la société doit être à tout jamais condamnée à l'ignorance et à l'abrutissement?
Oh! comme une erreur peut conduire jusqu'à l'inhumanité!
Du dédain pour les travaux mécaniques! Vous avez donc bien grande foi dans la perpétuité des préjugés, bien peu de confiance dans l'éducation morale destinée à les combattre? Cette éducation doit faire sentir à tous que tout citoyen qui travaille pour son pays acquiert un égal mérite à ses yeux. D'ailleurs, les professions mécaniques, quand elles seront exercées par des hommes dignement placés sur l'échelle de la culture intellectuelle, s'élèveront bientôt dans l'opinion à la hauteur de ceux qui les pratiqueront.
De la répugnance pour les travaux mécaniques? Tout au contraire. Ce n'est pas seulement parce que ces travaux, conduits avec plus d'intelligence, le seront avec aussi plus de profit, qu'on s'y attachera davantage: c'est parce qu'ils offrent en eux-mêmes, dans leur perfectionnement, un champ fécond où l'intelligence peut s'évertuer. Mais ici les exemples parlent. Dans aucune contrée les labeurs agricoles ne sont poursuivis avec autant d'habilité et de fruit qu'en Suisse et en Ecosse, deux pays qui se distinguent entre tous par l'instruction populaire. On sait combien sont éclairés, nous diront même lettrés, les ouvriers horlogers des cantons de Genève et de Neufchâtel. Les états de l'Europe où règne l'ignorance ne sont-ils pas les plus arriérés dans les arts et métiers? Et ne faisons-nous pas la même observation à l'égard de ceux de nos départements qui sont les plus ombrés sur la carte de M. Charles Dupin?
Dire que les professions mécaniques offrent peu d'attraits aux esprits éclairés, ce serait nier l'évidence. Ne voyons-nous pas la plupart des hommes que leur profession confine dans les études du cabinet, se créer eux-mêmes des occupations et des talents au dehors, et souvent les exercer avec passion? L'un tourne, l'autre cultive des plantes, heureux de pouvoir appliquer simultanément à ces travaux les forces de leur corps et celles de leur intelligence.
Mais sans doute les professions dont on veut parler sont celles que leurs désagréments ou leurs dangers rendent répugnantes pour tout le monde. Nous ne nous bornerons pas à dire que ces professions n'étant embrassées que par nécessité, ou parce que, moins sujettes à la concurrence, elles offrent plus d'avantages, tant que subsisteront ces avantages et ces nécessités, les professions les plus déplaisantes trouveront qui voudra les remplir. Une telle réponse nous satisfait peu; car nous pensons que ces nécessités fatales iront en diminuant pour cesser tout à fait. Nous aimerions mieux puiser nos raisons dans un ordre moral plus élevé, et dire que l'éducation de l'ouvrier doit surtout lui apprendre à supporter avec courage les inconvénients de son état, et lui assurer en même temps les jouissances intellectuelles qui entrent en compensation. Nous aimerions mieux le comparer au soldat, dont le métier n'est certes exempt ni de dangers ni de privations, mais qui les subit sans se plaindre, parce qu'il est soutenu par le sentiment de ses devoirs, par l'estime dont jouit sa profession. Il existe une religion du soldat; comptez aussi sur la religion de l'ouvrier quand vous aurez témoigné que son travail pacifique est un honneur auprès de vous autant que le métier des armes.
Mais ce n'est point le seul argument qu'il nous soit permis de faire valoir.
L'avantage le plus direct dont l'humanité soit redevable au perfectionnement des machines, c'est d'épargner à l'homme une partie (un jour peut être la totalité) des peines et des périls auxquels l'exposent un certain nombre d'arts industriels. Le philanthrope Monthyon comprenait ce saint emploi de la science lorsqu'il fondait un prix pour celui qui parviendrait à rendre un métier quelconque moins insalubre ou moins dangereux. Espérons que la vie et la santé de l'ouvrier cesseront d'être compromises, et que son travail physique étant suppléé par celui des mécaniques, il ne sera plus bientôt qu'une intelligence habile dominant et dirigeant la force aveugle.
Mais outre que les machines tendent à diminuer pour l'homme les labeurs les plus pénibles, elles ont aussi ce résultat de donner la même somme de production avec un moindre emploi de bras. Elles assurent à l'ouvrier des loisirs inconnus jusqu'ici et dont l'éducation lui apprendra à faire bon usage. Il est dans l'ordre des imperfections humaines que les travaux physiques et moraux soient répartis selon la différence des aptitudes; mais il est dans l'ordre de la nature, qui tend à développer l'homme dans toutes ses facultés, que nul ne soit condamné à l'application exclusive de l'une d'elles. Que le savant, l'artiste, le littérateur entremêle ses méditations d'un exercice mécanique nécessaire à la santé de son corps; mais que l'artisan et le cultivateur puissent aussi, pour la santé de leur intelligence, entremêler leurs travaux de lectures nobles et instructives, qu'ils puissent jouir des progrès de la science, apprécier les chefs-d'oeuvre des arts; que le livre, le crayon ou la flûte figurent sur l'établi ou près de la charrue comme le tour et le ciseau dans la maison de l'homme d'études, l'arrosoir et la bêche dans son jardin.
Voici une société telle que la demandent nature et justice, une société où chacun acceptera sa position parce qu'il ne sera pas déshérité des jouissances que réclame toute une moitié de lui-même, une société unie par un langage commun, par des habitudes communes de cœur et d'esprit.

Magasin pittoresque, 1838.

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