Paul Déroulède.
Les vieux habitués de la Comédie-Française se souviennent peut-être d'un grand jeune homme au nez hardiment busqué, à la fière tournure, qui en suivait assidûment les représentions peu de temps avant l'Année Terrible. Fils de bourgeois aisés, d'une famille qui avait donné plus d'un bon serviteur à son pays, ce jeune homme achevait ses études de droit, hésitant, comme tous ceux qui ont l'imagination vive, entre les mille moyens qu'il entrevoyait d'utiliser son intelligence et ses forces. Un petit drame joué avec succès à la Comédie semblait pourtant le prédestiner à la carrière des lettres, où un de ses oncles s'était depuis longtemps illustré.
La guerre vint. Le jeune homme se fit soldat. Pendant six mois il lutta pour l'honneur de la France; il assista héroïque, à la plupart de nos défaites; il vit de près les horreurs de la guerre, les fuites affolées, les massacres de traînards, les villages dévastés, et les cadavres dépouillés par les abominables vampires qui suivent les armées aux prises. Il vit pis encore: pendant des jours et des nuits, il traîna avec lui son frère blessé, presque mourant, sans rencontrer un médecin pour panser ses plaies. Fit-il, dans un de ces moments d'horreur, un de ces serments implacables qui engagent toute une vie? On serait tenté de la croire en voyant l'immuable persistance et l'abnégation toute mystique avec laquelle il a poursuivi son oeuvre. Le terrible dieu de la vengeance s'était désormais incarné en lui et tout allait lui être sacrifié. Son talent de poète, il ne voulut désormais le faire servir qu'à chanter la patrie; sa fortune, il la distribua sans compter à tous ceux qu'hantait comme lui le souvenir de nos désastres et qui cherchaient à préparer l'avenir. Peut-être ne s'est-il refusé les tranquilles joies du mariage que pour être plus libre de sa vie le jour où la Patrie sonnera le grand appel...
Tel est Paul Déroulède. Tel du moins qu'il m'apparaît, car je ne le connais pas et je n'ai pas cru devoir, suivant l'étrange procédé en usage, aller lui demander ce qu'il pensait de lui-même; je préfère, quitte à me tromper, le juger sur ces actes qui me semblent inspirés par une passion unique et dominatrice. Là est le secret de ses apparentes palinodies, là est l'excuse de certaines témérités bruyantes, qui, à beaucoup, paraissent intempestives. Peut-être en effet, le fougueux patriote n'a-t-il pas suffisamment médité la célèbre parole d'un tribun auquel il eut foi jadis: "La revanche? Il faut y penser toujours et n'en parler jamais."
G. L.
Revue Illustrée, deuxième semestre 1889.
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