Le ballotté.
Le ballotté est un éphémère qui n'apparaît que tous les quatre ans. Son existence est bornée à deux semaines. Né un jour de scrutin, il vivra jusqu'au second dimanche qui suit. Après quoi, il cessera d'être ballotté pour occuper une situation plus ferme.
Quand nous disons "il vivra", nous devrions dire "il ne vivra pas". Car le ballotté, pendant les quinze jours de ballottage, se démène dans un ballottement mélancolique et anxieux.
C'est un corps sans âme; il se nourrit d'angoisses, se repaît d'espérances, se gave d'appréhensions, se mine d'inquiétude, se creuse de tortures, se dévore d'énervements. Plus rien n'existe pour lui. Etranger dans sa famille, au milieu de ses enfants, il erre comme un égaré. Son œil perdu dans le vague voit papilloter devant lui les autres ballottés ses frères et sa bouche, étrangement crispée, murmure des chiffres incohérents.
Quand il s'assied, c'est pour prendre un crayon, une feuille de papier, et d'une main fébrile tracer des hiéroglyphes bizarres et répétés. Il suppute ses chances et celles de ses adversaires. C'est d'abord le nombre des voix qui lui manquent; puis les voix des autres ballottés, avec des signes mathématiques, des +, des -, des :, des x. Terrible géométrie! Cruelle arithmétique! Effroyable algèbre!
Le problème est en effet de ceux qui auraient inspiré Shakespeare. Le ballotté, c'est le Hamlet du scrutin. Tous ses soliloques commencent par To be or not to be. To be, c'est être élu; not to be, c'est être blackboulé. Entre ces deux pôles, le ballotté ballotte et tout ballotte autour du ballotté.
L'impatience le ronge; il désire, il appelle de tous ses vœux le jour suprême où il sera délivré. Et puis, quand l'urne a parlé, quand le ballotté est définitivement jeté sur le carreau, sans espoir, sans appel, il se prend à regretter son temps de ballotté. Il aimait mieux l'incertitude que la certitude évidente, irréfragable, inéluctable. Ballotté, il était quelqu'un: un têtard d'élu. Il n'est même plus têtard.
Il y a des ballottés qui aiment à prolonger leur ballottage, en comptant sur l'invalidation de leur concurrent. Ceux-là sont des ballottés récalcitrants, des affamés de ballottage. Ils ont le pied marin et finissent par souhaiter les émotions de l'angoisse et de l'espoir. Même quand la vérification des pouvoirs ne leur laisse plus aucune chimère, ils ne perdent pas courage et s'écrient:"On me ballottera encore dans quatre ans!"
Physiologies parisiennes, Albert Millaud, 1887, à la librairie illustrée, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick.
Quand il s'assied, c'est pour prendre un crayon, une feuille de papier, et d'une main fébrile tracer des hiéroglyphes bizarres et répétés. Il suppute ses chances et celles de ses adversaires. C'est d'abord le nombre des voix qui lui manquent; puis les voix des autres ballottés, avec des signes mathématiques, des +, des -, des :, des x. Terrible géométrie! Cruelle arithmétique! Effroyable algèbre!
Le problème est en effet de ceux qui auraient inspiré Shakespeare. Le ballotté, c'est le Hamlet du scrutin. Tous ses soliloques commencent par To be or not to be. To be, c'est être élu; not to be, c'est être blackboulé. Entre ces deux pôles, le ballotté ballotte et tout ballotte autour du ballotté.
L'impatience le ronge; il désire, il appelle de tous ses vœux le jour suprême où il sera délivré. Et puis, quand l'urne a parlé, quand le ballotté est définitivement jeté sur le carreau, sans espoir, sans appel, il se prend à regretter son temps de ballotté. Il aimait mieux l'incertitude que la certitude évidente, irréfragable, inéluctable. Ballotté, il était quelqu'un: un têtard d'élu. Il n'est même plus têtard.
Il y a des ballottés qui aiment à prolonger leur ballottage, en comptant sur l'invalidation de leur concurrent. Ceux-là sont des ballottés récalcitrants, des affamés de ballottage. Ils ont le pied marin et finissent par souhaiter les émotions de l'angoisse et de l'espoir. Même quand la vérification des pouvoirs ne leur laisse plus aucune chimère, ils ne perdent pas courage et s'écrient:"On me ballottera encore dans quatre ans!"
Physiologies parisiennes, Albert Millaud, 1887, à la librairie illustrée, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick.
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