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mardi 29 novembre 2016

Un peu de nasologie.

Un peu de nasologie.


La plupart des journaux français ont reproduit ces jour-ci, d'après un confrère anglais, cette curieuse information chirurgicale. Le docteur Bloxam, de l'hôpital Charing-Cross, de Londres, reçut ces temps derniers la visite d'un individu, privé de nez, qui lui demanda s'il n'était pas possible de lui refaire un appendice nasal; d'où diverses expériences qui ne réussirent point au gré des opérateurs. Enfin on tenta l'essai suivant avec un des propres doigts du patient:
- On commença par placer le bras de celui-ci dans un moule en plâtre qui le tint immobilisé pendant un mois dans une position telle que le doigt destiné à devenir son nez restât continuellement en contact avec la place de cet appendice absent, dans l'espoir que le doigt incisé prendrait racine. La greffe ayant parfaitement pris cette fois, on procéda à l'amputation du doigt; celui-ci a été ensuite manipulé de telle façon qu'on y reconnaîtrait plus un doigt. Quand la manipulation sera achevée, ce sera, espère-t-on, un nez parfait.
La rhinoplastie ou l'art de refaire un nez ne date pas d'hier; Gallien et Celse assurent que les médecins de leur temps la pratiquaient couramment; c'est surtout au quinzième siècle, en Italie, où la suppression du nez était une peine commune, que cette branche de l'art chirurgical fut tenue en honneur; il était même ordonné aux bourreaux pour éviter que le nez du supplicié fut recollé après la section de le jeter au feu.
L'histoire a conservé le nom des Branca, les premiers nasifices connus; mais le plus célèbre fut incontestablement le grand Gaspard Tagliacozzo, que les Bolonais tenaient en telle considération qu'ils lui élevèrent de son vivant une statue dans l'amphithéâtre de leur ville, où il est représenté tenant un nez à la main.
Ambroise Paré et ses disciples Dionys, Choppart, etc., n'accordèrent aucune attention aux découvertes du maître italien. Le poète anglais Butler "blagua" même ferme la rhinoplastie et Tagliacozzo dans son poème  d'Hubidras.
Il est fort probable que Butler s'était inspiré du racontar du père du fameux alchimiste van Helmont qui, dans son livre De magnetica vulnerum naturali et legitima curatione, narre l'histoire de ce bourgeois de Bruxelles, qui, s'étant fait faire un nez avec la peau d'un portefaix, vit au bout de quelques années son nez bouger, pâlir et tomber, et cela le même jour où mourut le portefaix.
Ceux qui ont lu le livre exhilarant d'Edmond About, Le nez d'un notaire, reconnaîtront facilement d'où est sortie l'aventure ultra-fantaisiste de l'Auvergnat porteur d'eau Chébachtien Romagné et de l'infortuné docteur L'Ambert.
La rhinoplastie est donc chose bien connue, sinon pratiquée couramment dans nos hôpitaux, mais jusqu'alors, et c'est là l'inédit et le singulier de l'expérience du docteur Bloxam, jamais un doigt n'avait servi à refaire un nez.
Nous nous expliquons. Il y a trois méthodes rhinoplastiques: celle dite italienne ou par transplantation (c'est à dire que l'on prend le morceau qui sert à remplacer le nez dans la partie charnue d'un individu; voir Butler, Voltaire et About); la méthode indienne ou par transposition (une portion de la peau du front du mutilé découpée en trèfle et n'adhérant plus à la face que par l'entre-sourcils); enfin la méthode française ou de Nélaton (par des lambeaux pris sur la joue). Ces deux dernières, si elles ont le plus de chances de réussir, ont du moins le désagrément d'être fort douloureuses et de laisser d'épouvantables cicatrices.
Paul Bert, le grand physiologiste regretté, rapporte dans la thèse de médecine: La greffe animale, qu'il soutint en 1863, que la quantité des mutilés des guerres du premier empire donna en 1814 une grande recrudescence à l'extension de cette partie chirurgicale. L'attention des médecins français Lisfranc, de Roux, Blandin, fut mise en éveil par une cure remarquable du docteur anglais Carpue qui préconisa la méthode indienne.
Rien de plus facile que le recollement d'un nez arraché. Les archives médicales gardent la narration d'une guérison faite au commencement du dix-huitième siècle par le fameux chirurgien Narangeot pour lequel l'art de Tagliacozzo n'avait plus d'arcanes; dans une rixe un soldat avait eu le nez arraché et jeté par terre; Narangeot nettoya le nez avec du vin chaud et le réintégra sur la figure de son propriétaire.
Mais à coup sûr, l'une des plus stupéfiantes guérisons rhinoplastiques est incontestablement celle dont le sujet fut un aubergiste de la ville de Lure, nommé Georges  Cardot, qui mourut dans cette ville en 1843.
Le 15 mars 1781, le chirurgien J. J. Dulaurier fut prié de se rendre chez le comte d'Andelaw, grand-prévôt du très noble chapitre de Lure, pour donner des soins à Georges Cardot, alors aide de cuisine, qui avait reçu du chef cuisinier un tel coup de couteau par la figure que le nez en avait été abattu.
Laissons ici parler le chirurgien Dulaurier, qui, dans une attestation que nous retrouvons dans une revue médicale de province, donne le compte rendu presque incroyable de la cure miraculeuse:
" Je me rendis de suite auprès du blessé que je trouvais dans son lit. Une plaie transversale de l'étendue de trois pouces avait divisé la partie supérieure de la lèvre, et l'extrémité du nez était coupée presque au niveau des os propres à cet organe. Je cherchai en vain cette partie amputée pour la rétablir à sa place, mais en vain... Après quelques moments de réflexion, je fis apporter un jeune poulet et enlevaient les plumes qui couvraient le croupion, puis je taillai dans cette partie une pièce à peu près triangulaire. La partie restante du nez avait été lavée avec de l'eau tiède, afin d'enlever les caillots de sang, j'appliquai la partie coupée du croupion sur la plaie, en juxtaposition, et l'y maintins au moyen de bandelettes agglutineuses; un tampon de charpie fut placé dans l'intérieur du nez. Le reste de la plaie transversale fut pansé convenablement et le tout assujetti par un bandage.
"Le huitième jour, je levai l'appareil; à ma grande satisfaction et à la surprise des assistants, la partie du croupion appliquée sur la plaie avait contracté des adhérences intimes avec la blessure. Le tampon fut la seule pièce de l'appareil conservée, afin que ce nez factice ne s’aplatît point. La greffe conservait un peu de blancheur qui disparut par la suite. Mais ce qu'il y eut de particulier et qui prouva que la circulation était bien établie dans la pièce ajoutée, c'est qu'elle se couvrit un mois après l'opération de petites plumes qui furent enlevées sans douleur pour le blessé (et qu ne reparurent plus)
   "Rédigé ce 20 juillet 1781.

                                                                                        "Signé: J.J. Dulaurier."

Quelques habitants de Lure, lisant cet article, se souviendront peut-être encore de celui que l'on ne désignait que sous le nom de l'homme au nez de coq.
Nous croyons que la greffe animale, dont la rhinoplastie est une des plus heureuses applications, réserve quelques surprises à nos petits-neveux.
Rien n'est plus facile, dans l'état actuel de la science, que de faire des frères siamois ou des Rosa-Josepha artificiels. D'ailleurs, est-il bien sûr que les deux couples tératologiques que nous venons de nommer ne sont pas dus à la fantaisie criminelle d'un chirurgien!
Paul Bert fit dans ce sens, in animâ vili, bien entendu, de curieuses expériences; il parvint notamment à accoupler par le côté deux rats albinos qu'il avait lié ensemble par un bandage collodionné et qui furent montrés triomphalement à Claude Bernard
Il essaya de tenter la même expérience sur deux mammifères d'espèces plutôt inconciliables: un rat et un chat; il réussit en partie; des points d'adhérence furent visibles dans les plaies qu'il avait pratiquées dans l'épiderme du flanc des deux animaux; mais le chat que rendait féroce la perspective d'un aussi charnel voisinage, finissait par exterminer le rat.
Pour finir et sans sortir en quelque sorte de la rhinoplastie, mentionnons une expérience que nos lecteurs peuvent faire quand ils le voudront: c'est celle du rat à trompe, qui fit fureur, à Paris, vers 1845; en voici la recette, communiquée par un ancien capitaine de zouaves.
Vous prenez deux rats, vous leur attachez solidement les pattes sur une planchette, le nez de l'un à proximité de la queue de l'autre. Avec un canif ou un bistouri, vous faites une incision dans le nez du rat qui est derrière; vous mettez à vif le bout de la queue de l'autre rat et vous la greffez dans l'incision du nez. Vous attachez solidement le museau avec le bout de la queue et vous laissez les rats ensemble pendant quarante-huit heures.
Au bout de ce temps, les chairs vives ont pris et végété ensemble; alors vous coupez (à un, deux, ou trois centimètres) la queue du rat de devant auquel vous rendez la liberté. Quant à l'autre, vous lui détachez le museau, mais vous le laissez fixé sur la planchette et vous lui donnez à manger; au bout d'un mois au plus, la plaie est parfaitement cicatrisée et les yeux les plus scrutateurs ne verraient pas de trace d'enture.
En Algérie, c'est le sport favori des zouaves, le rat ainsi proboscidé se vendait jusqu'à dix francs. Un naïf naturaliste en acheta une paire dans l'espoir d'avoir une progéniture d'éléphants minuscules. Est-il besoin d'ajouter, lecteur bénévole, qu'en fait de trompe ce fut lui qui fut trompé!

                                                                                                         S. L. Maurevert.

Le Petit Journal, dimanche 6 janvier 1895.

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