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jeudi 17 novembre 2016

La question d'Orient.

La question d'Orient.


Dieu merci! la question d'Orient est éclaircie à l'heure qu'il est. A l'exception de quelques contradicteurs par amour du paradoxe ou par arrière-pensée de parti, tout le monde est d'accord sur la nécessité d'empêcher à tout prix l'envahissement de Constantinople. Mais pourquoi faut-il des marches d'armées pour nous donner des leçons de géographie. Pourquoi n'est-ce qu'à coups de canon qu'on fait entrer dans nos têtes, que dis-je? dans les têtes de nos homme d'Etat, les notions politiques les plus traditionnelles? C'est beaucoup de sang et d'argent pour faire une éducation qui est toujours à recommencer.
Ce reproche ne s'adresse point à M. de Lamartine; car si, comme il le confesse lui-même, jeune alors et inexpérimenté des choses orientales, il a partagé en poète l'enthousiasme qui fit prêcher à Byron et à Chateaubriand, au nom des dieux de la Fable, une croisade contre les ottomans; depuis qu'il s'est occupé sérieusement de politique, il a compris que, si arriérée qu'elle puisse être, la Turquie n'en est pas moins le boulevard de la civilisation et de l'indépendance européenne. En 1840, il luttait de toutes ses forces à la tribune pour empêcher que la faveur inconsidérée du gouvernement ne livrât l'empire ottoman à un aventurier qui l'aurait revendu à la Russie. En 1848, il dictait, comme ministre des affaires étrangères, à notre ambassadeur à Constantinople, ce programme que l'on exécute aujourd'hui:
"Ne provoquez point la guerre entre la Turquie et la Russie: détournez le gouvernement ottoman de toute agression contre les Russes; mais si la Russie ose profiter de l'ébranlement général de l'Europe pour attaquer ou menacer l'empire ottoman, dites au Sultan que la France est l'alliée obligée de la Turquie, et que le Sultan peut disposer pour sa défense, non-seulement des flottes, mais des armées de la France comme de ses propres armées. En cas de guerre intentée par la Russie à l'empire ottoman, l'alliance certaine, parce qu'elle est naturelle, est la triple alliance de la France, de l'Angleterre et de l'empire ottoman."
Or ce n'est pas au moment où ses prévisions se réalisaient, où l'on exécutait son programme, que M. de Lamartine pouvait songer à priver de son appui la cause qu'il avait si intelligemment défendue; car, comme il le dit très-bien lui-même, si on peux se taire avec tristesse et quelquefois avec patriotisme, pendant les éclipses de la liberté, sur les problèmes de gouvernement, parce que les gouvernements ne sont pas les sociétés, et n'en sont que la forme et le mécanisme, parce que ces formes et ce mécanisme passent avec les années, les circonstances, les engouements ou les découragements des peuples; lorsqu'il s'agit des choses permanentes, vitales, qui forment l'existence même d'une nation, et qui ne se retrouvent pas une fois perdues: telles que sa place dans le monde, son importance relative sur le globe, son droit spécifique dans l'équilibre des puissances, ses frontières, ses mers, ses alliances, sa géographie enfin; sur des intérêts de cette gravité, il faut dire que l'on pense partout et toujours avec l'indépendance du patriotisme. Ces choses ne sont pas du jour, elles sont de l'éternité du pays; elles dépassent, par leur grandeur et par leur durée, les temps et les vicissitudes des gouvernements; elles précèdent les dynasties ou les républiques; elles survivent aux dictatures et aux empires. Celui qui voit ces intérêts permanents en souffrance ou en péril, et qui se tait, ne trahit pas seulement la vérité, il trahit son pays.
M. de Lamartine a donc pris la plume, cette plume toujours active, qui a le don merveilleux de ne se fatiguer et de ne fatiguer jamais. Il avait été l'avocat de la Turquie à la tribune, son protecteur aux affaires étrangères; il devait à la France, à l'Europe, à la civilisation, il se devait à lui-même d'en être l'historien.
S'il ne s'était agi que de nous ouvrir les yeux, de nous prouver que c'était "au secours de nous-mêmes que nous marchions sur le Danube," il eût suffi d'une brochure, il eût suffi de la préface, dans laquelle l'homme d'Etat expose avec une raison si éloquente la communauté d'intérêts qui nous lie en ce moment à la Turquie; M. de Lamartine aurait même pu garder le silence; car ce qu'il voyait, ce qu'il disait en 1840, tout le monde le voit, tout le monde le dit aujourd'hui. Mais il a pensé que ce n'était pas sans utilité d'estimer, quand on le peut, les gens dont on croit devoir, même à un point de vue tout personnel, prendre la défense, et il s'est proposé de réhabiliter, en tant que de raison, un peuple que, depuis les croisades, le pire de tous les esprits de parti, l'esprit de parti religieux, ne s'est pas fait faute de noircir par animosité, ni même de calomnier par calcul.
Ces haines religieuses que le progrès des idées éteint de plus en plus; ces préventions, que notre intérêt autant que la justice nous commande d'abjurer, M. de Lamartine ne pouvait mieux faire, pour les détruire, que de donner de la Turquie une histoire sincère; car, il faut le dire à l'honneur de la nature de l'homme, en général, les gens gagnent à être connus. Diviser pour régner est la devise de toutes les tyrannies, de la tyrannie des préjugés comme de toute autre; et ce n'est pas pour rien que la langue, qui est la sagesse des nations, a fait des deux mots éloignement et rapprochement des synonymes d'antipathie et de réconciliation.
Cette réconciliation sous les auspices de la tolérance, cette mission de paix et de concorde, personne, assurément, n'avait plus de titres à en être l'agent que M. de Lamartine. Nul n'a fait des lieux, des hommes et des choses une étude plus précoce et plus sérieuse que l'auteur des Voyages en Orient; nul ne saurait être moins suspect aux chrétiens que le poète des Méditations et des Harmonies; nul n'est plus propre à populariser une idée saine que l'auteur fortuné de tant de livres qui, écrits sans effort, se lisent de même, que l'écrivain dont le style, toujours limpide, laisse voir distinctement sa pensée à toute profondeur, et, toujours lumineux, toujours mélodieux, sait se faire un puissant auxiliaire des sens pour entraîner la raison...

                                                                                                                          Léon de Wailly.

L'Illustration, journal universel, 7 octobre 1854.


Nota de Célestin Mira:







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