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lundi 28 novembre 2016

Le jupon et le voile.

Le jupon et le voile.

Le récent triomphe de M. Santos-Dumont a remis à la mode la question de la navigation aérienne, et notre éminent collaborateur Tiburce, vous en a dit, là-dessus, tout ce qu'il en était intéressant de savoir.
Mais l'on applaudit, avec raison, les arrivées, on oublie trop souvent, avec moins de justice, les humbles collaborateurs, qui servirent de marche-pied au triomphe final.
Cette hantise d'imiter l'oiseau date de loin, puisque la fable nous parle d'Icare qui, désespérant de sortir du labyrinthe où l'avait enfermé Minos, s'attacha des ailes dans le dos pour s'échapper de sa prison.
Après lui, vinrent au travers des âges, les ailes au pieds, à la tête; les parapluies utilisés comme parachutes et toutes sortes d'inventions baroques tendant à augmenter la surface du corps humain, afin qu'il arrivât à déplacer plus d'air qu'il n'en pèse.
Mais le ballon, le vrai ballon, avec la nacelle commode où l'aéronaute attend de choisir entre la mort par le froid ou par la chute, n'était pas encore trouvé.
Les hommes le cherchaient et parmi eux les frères Montgolfier. Les femmes ne le cherchaient pas. Ce fut ces dernières qui le trouvèrent. Aux innocents les mains pleines.
Un jour, Mme de Montgolfier, femme du célèbre ingénieur, faisait, en sa tranquille maison de province, procéder à la lessive.
Sur le cuvier, les lavandières avaient, comme c'est l'habitude encore, paraît-il, étendu un chiffon sacrifié, et ce dernier se trouvait être un vieux jupon dont on avait fermé la ceinture en le ficelant comme le haut d'un sac. Le jupon se trouvait ainsi transformé en une sorte de cloche qui tenait au cuvier par ses bords bien repliés et enfoncés sous le linge.
La lessive chauffait, les signes extérieurs de cette importante opération étaient satisfaisants et les lavandières empressées et contentes.
Montgolfier, accoudé au balcon qui dominait sa cour, regardait machinalement cette animation domestique, et peut-être, son esprit, toujours à la poursuite de ce grand problème d'aviation qui le hantait, enviait-il la buée du cuvier, aéronaute habile, qui s'enlevait toute seule en tourbillons pressés.
Tout à coup, la vapeur qui montait du linge ébouillanté, amassée sous le chiffon qui faisait couverture, enleva le jupon comme une cloche et l'ingénieur stupéfait, vit ce vêtement, emprunté à la garde-robe de sa femme, monter jusqu'au balcon où il s'accrocha.
Ce fut pour le chercheur un trait de lumière. Quelques mois plus tard, le premier ballon à air chauffé, plus léger que l'air atmosphérique, s'élevait dans les airs.
L'inventeur, par reconnaissance pour le jupon, donna un nom féminin à son ballon: il l'appela Montgolfière.
Le jupon n'est pas le seul vêtement ayant eu un rôle social. Bien avant lui, le voile, le grand voile qui rendait si touchante et si belle la silhouette féminine, avait trouvé une utilisation très inattendue et qui devait durer bien longtemps.
Cela se passait aux temps héroïques de l'histoire; à l'aurore de l'ère quaternaire, au moment où l'homme, après avoir péniblement conquis la terre sur les fauves, bâtissait son premier logis, ensemençait son premier champ.
Comme les familles se partageaient le sol, il fallait, lorsqu'elles devenaient trop nombreuses, que le trop plein émigrât afin que les exigences de la tribu ne fussent pas plus hautes que les ressources du point occupé.
Et, comme il n'y avait point encore de routes, on se servait volontiers de la rivière. Assez vivement, l'homme avait su tiré parti du tronc d'arbre creusé; mais parfois, la barque restait en panne lorsque le courant se ralentissait ou que les bras des rameurs se fatiguaient.
Alors, pensive, la femme qui était trop faible pour manier les rames se rappela que souvent, lorsqu'elle traversait la plaine, le vent qui courait sans contrainte, avait en enflant son voile aidé à la rapidité de sa marche.
Elle ôta son voile pour en faire la voile. Et longtemps, bien longtemps, presque jusqu'à la vapeur, le navire, en souvenir d'elle, porta sa proue géminée.

                                                                                                      Michel Saint-Yves.

Les Veillées des Chaumières, 7 décembre 1901.

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