Le chemin de fer en Chine.
L'ordre paraît rétabli, dans le nord de la Chine... Les armées alliées sont rentrées, sans avoir pu cueillir les lauriers dont elles espéraient faire une ample moisson. La vie va reprendre son train-train habituel dans le Petchili, et le chemin de fer se remettre à marcher, comme aux beaux jours, comme avant l'intervention violente des "Boxeurs". Combien de temps cela va-t-il durer?
Des télégrammes venus de Chine nous ont annoncé qu'on réparait hâtivement les lignes détruites naguère par les Boxeurs, à l'ouest de Péking, afin que la Cour pût se servir de confortables wagons pour regagner la capitale qu'elle avait abandonné en toute hâte, il y a un an, dans le plus grand désarroi, en palanquins et en charrettes. La prévenance semble superflue, et sans doute il se passera de longs mois avant que le Fils du Ciel mette le pied en chemin de fer. Et quant à la vieille douairière, la fameuse Si-taé-Kou, consentira-t-elle jamais à se servir de "voitures traînées par le dragon de fer"?
En tous cas, jusqu'aux derniers événements, elle n'avait pas voulu en faire l'expérience encore, bien que, depuis 1886, elle possédât en propre une petite voie ferrée dont lui avait fait cadeau l'ancien syndicat français de Tien-Tsin et qui allait du Palais d’Été à mi-chemin de Péking. Pas une fois, Sa Majesté ne permit que la locomotive fut attelée aux élégants wagons capitonnés de jaune ou de bleu pâle. Ce nouveau mode de traction l'inquiétait, et elle eut toujours recours à des moteurs plus sûrs à son gré: des eunuques poussèrent et traînèrent sur les rails l'impériale voiture.
Était-ce par crainte, ou respect des traditions? Les deux peut-être. Mais surtout respect des rites et habitudes. Elle qui incarne la "Vieille Chine", peut-elle, sans mentir à ses principes et sans "perdre la face", suivant la locution chinoise, se faire véhiculer dans ces inventions des "diables des mers d'Occident"?
Le chemin de fer est donc très mal vu en haut lieu et ne pénètre en Chine que parce qu'il a été imposé de force par l'Europe. Pendant qu'ici l'on nous annonçait que la Chine s'arrachait enfin à sa torpeur, parce qu'elle commençait à installer des voies ferrées et des fils télégraphiques, la Gazette de Péking, le plus intéressant livre de psychologie chinoise qui se puisse consulter, publiait des notes relatives au chemin de fer dans le style suivant:
"Le censeur Hou a adressé un rapport dans lequel il s'élève contre l'adoption des chemins de fer, inventions des étrangers. Au lieu de dépenser des sommes énormes pour ces voitures de feu, ne vaudrait-il pas mieux employer cet argent en recherches pour tâcher de découvrir le secret des chars aériens traînés par des phénix dont parlent les classiques?"
O Renard! o Krebs! Lilienthal, Santos-Dumont, qui croyez avoir trouvé quelque chose de neuf! Voyez donc: des centaines de siècles avant vous, les Célestes avaient peut-être découvert les mystères de cette aviation qui vous obsède... Par malheur, ils ne les ont pas transmis à leur postérité!
L'état d'esprit que révèlent ces lignes du censeur Hou est celui de tous les hauts dignitaires. Tout comme M. Thiers, jadis, les grands mandarins, tant qu'ils n'ont pas été forcés de se rendre à l'évidence, ont hésité à croire aux chemins de fer, à leur possibilité, ont lutté de leur mieux contre eux, exploitant admirablement, pour leur barrer la route, les superstitions populaires répandant le bruit que les voies ferrées devaient passer sur les tombes des ancêtres; que les poteaux télégraphiques projetteraient sur elles des ombres malfaisantes. A quels malheurs le pays ne pouvait-il pas s'attendre, devant pareille profanation des morts? Les rails, ajoutaient-ils, allaient s'appuyer sur les anneaux des dragons tutélaires, dont les ingénieurs occidentaux ne savent pas reconnaître les positions à la vue des divers replis du sol. Alors leurs mouvements douloureux se traduiraient par des tremblements de terre, des débordements de rivières. Et le peuple crédule ne se sentait que trop disposé à couper les fils télégraphiques et à déplacer les traverses, renforcé d'ailleurs dans ses terreurs superstitieuses par le ressentiment de toute la population qui vivait de la batellerie du Pei-ho, et à qui la voie ferrée allait porter un préjudice énorme.
Le tact, la patience des ingénieurs, et aussi la distribution de copieux pots de vin triomphèrent du mauvais vouloir des grands, et des édits sévères de l'Empereur ordonnèrent de respecter le chemin de fer.
Bien mieux, celui-ci fut mis au service de l'une des plus curieuses superstitions de l'Empire. En effet, l'été de 1889 fut particulièrement chaud, la sécheresse extrême. Les prières, les sacrifices du Fils du Ciel n'avaient pu amener la pluie. Il n'y avait plus qu'une dernière chance de parer à la calamité: il fallait transporter, en pompe et en hâte, à Peking, une météorite célèbre, tombée il y a quelques siècles à 200 kilomètres à l'ouest de la capitale et soigneusement conservée dans un temple, comme le talisman de la pluie. Un haut dignitaire de l'Empire fut désigné pour cette mission de confiance. Le temps pressait, il n'y avait pas une minute à perdre. M. Bouillard, ingénieur en chef du chemin de fer franco-belge, fut prié de préparer d'urgence un train spécial pour transporter, sur un parcours de 150 kilomètres, l'envoyé de l'Empereur et sa suite et rapporter à toute vapeur le précieux débris de matière cosmique.
Le chemin de fer continuait encore à encourir l'aversion des lettrés qu'il était déjà adopté par le peuple. Celui-ci, au début, avait été fort étonné par ces véhicules qui se mouvaient si vite, sans mules ni chevaux. La direction automatique et sûre des trains pendant la nuit avait quelque peu surpris ces bons Célestes. Aussi crurent-ils devoir faire précéder les premiers convois nocturnes de porteurs de lanternes, chargé d'indiquer la route à la "voiture de feu", si bien que celle-ci devait forcément, pour ne pas écraser ses "éclaireurs", ralentir d'une façon notable son allure. La locomotive perdait ainsi un de ses précieux avantages. Aujourd'hui, nous n'en sommes plus là, Dieu merci!
L'encombrement aux gares est toujours très considérable, tant à l'arrivée qu'au départ des trains. Outre de nombreux voyageurs, il y a aussi quantité de curieux venus de très loin, pour voir.
Une arrivée à la gare de Péking est tout ce qu'il y a de plus pittoresque. Les quais sont bondés de portefaix qui s'arrachent les malles, de charretiers qui vous cassent les oreilles de leurs cris pour vous offrir leur service. Sur la teinte gris-bleu qui est la couleur dominante des costumes se détachent, tranchant vivement par leurs rouges, jaunes, verts, les toilettes féminines: belles Tartares aux joues couvertes de fard, au chignon tordu transversalement en guidons de vélocipèdes; élégantes Chinoises outrageusement peintes, la tête couverte d'un amoncellement de fleurs artificielles aux teintes criardes, se tenant en équilibre instable, telles des ballerines, sur leurs pieds déformés. On y voit aussi, et ce n'est pas un des côtés les moins intéressants, une nuée de mendiants crasseux, pouilleux, superbes dans leur horreur, qui vous obsèdent d'une voix déchirante, implorant votre charité. Et toute cette foule se presse, se resserre, curieuse, pas méchante, un peu gouailleuse, les yeux ronds d'étonnement, autour des étrangers qui débarquent.
Le prix des billets est assez élevé pour une bourse chinoise et malgré cela, les wagons sont bondés. Voyager dans un compartiment de 2e classe, surtout l'été, doit manquer de charmes. Les voyageurs s'y empilent, emportant avec eux autant de bagages, couvertures, matelas, paniers, caisses à chapeaux, qu'ils peuvent traîner. Tout ce monde mange, boit, fume, crache à qui mieux mieux. Ajoutez à ces agréments l'exhalation d'une agglomération sale, suante, forte mangeuse d'ail et vous pourrez vous faire une vague idée de l'odeur qui vous prendra à la gorge dans un train aussi garni!
Les gros bagages, les caisses, les malles sont mis sur des trucs avec les marchandises: le propriétaire ou ses domestiques montent avec eux.
La compagnie n'est pas responsable des vols qui peuvent se commettre sur sa ligne. De là, la nécessité pour chacun de faire sa police.
Les animaux sont ordinairement accompagnés par leurs maîtres ou des serviteurs. Tout cela vit en parfaite intelligence. Seules les mules sont réfractaires, et leur embarquement, surtout su quelque locomotive se met à siffler, n'est pas toujours facile.
A quelque arrêt, on voit poindre des marchands ambulants, qui offrent aux voyageurs des galettes, des fruits, des amandes d'abricots rissolées dans la graisse salée, des confitures, des sucreries de toutes sortes, que chaque acheteur tripote, examine.
Aux guichets, les chefs de gare ont fort à faire pour satisfaire tout le monde et ne pas être volés, car chacun essaye de carotter la compagnie, ne fut-ce que d'un millime, chose assez facile, grâce à la complication créée par le payement du billet en sapèques. Quelques Chinois se risquent à monter sans billet: leur faute est punie par le bambou et quelques jours de cangue, avec exposition à l'une des portes de la gare.
Les voyageurs concourent pour 75 pour cent aux recettes. Il en est de même aux Indes. Maintenant, et en dépit des résistances du début, les Chinois apprécient à ce point le chemin de fer que, aussitôt que les trains de ballast ou de matériel commencent à circuler sur une ligne en construction, ils demandent à être autorisés à monter sur les wagons en payant le tarif entier quitte à être laissés n'importe où, au hasard des besoins des travaux.
Jacques de Taurat.
L'illustration, samedi 30 novembre 1901.
Le tact, la patience des ingénieurs, et aussi la distribution de copieux pots de vin triomphèrent du mauvais vouloir des grands, et des édits sévères de l'Empereur ordonnèrent de respecter le chemin de fer.
Bien mieux, celui-ci fut mis au service de l'une des plus curieuses superstitions de l'Empire. En effet, l'été de 1889 fut particulièrement chaud, la sécheresse extrême. Les prières, les sacrifices du Fils du Ciel n'avaient pu amener la pluie. Il n'y avait plus qu'une dernière chance de parer à la calamité: il fallait transporter, en pompe et en hâte, à Peking, une météorite célèbre, tombée il y a quelques siècles à 200 kilomètres à l'ouest de la capitale et soigneusement conservée dans un temple, comme le talisman de la pluie. Un haut dignitaire de l'Empire fut désigné pour cette mission de confiance. Le temps pressait, il n'y avait pas une minute à perdre. M. Bouillard, ingénieur en chef du chemin de fer franco-belge, fut prié de préparer d'urgence un train spécial pour transporter, sur un parcours de 150 kilomètres, l'envoyé de l'Empereur et sa suite et rapporter à toute vapeur le précieux débris de matière cosmique.
Le chemin de fer continuait encore à encourir l'aversion des lettrés qu'il était déjà adopté par le peuple. Celui-ci, au début, avait été fort étonné par ces véhicules qui se mouvaient si vite, sans mules ni chevaux. La direction automatique et sûre des trains pendant la nuit avait quelque peu surpris ces bons Célestes. Aussi crurent-ils devoir faire précéder les premiers convois nocturnes de porteurs de lanternes, chargé d'indiquer la route à la "voiture de feu", si bien que celle-ci devait forcément, pour ne pas écraser ses "éclaireurs", ralentir d'une façon notable son allure. La locomotive perdait ainsi un de ses précieux avantages. Aujourd'hui, nous n'en sommes plus là, Dieu merci!
L'encombrement aux gares est toujours très considérable, tant à l'arrivée qu'au départ des trains. Outre de nombreux voyageurs, il y a aussi quantité de curieux venus de très loin, pour voir.
Une arrivée à la gare de Péking est tout ce qu'il y a de plus pittoresque. Les quais sont bondés de portefaix qui s'arrachent les malles, de charretiers qui vous cassent les oreilles de leurs cris pour vous offrir leur service. Sur la teinte gris-bleu qui est la couleur dominante des costumes se détachent, tranchant vivement par leurs rouges, jaunes, verts, les toilettes féminines: belles Tartares aux joues couvertes de fard, au chignon tordu transversalement en guidons de vélocipèdes; élégantes Chinoises outrageusement peintes, la tête couverte d'un amoncellement de fleurs artificielles aux teintes criardes, se tenant en équilibre instable, telles des ballerines, sur leurs pieds déformés. On y voit aussi, et ce n'est pas un des côtés les moins intéressants, une nuée de mendiants crasseux, pouilleux, superbes dans leur horreur, qui vous obsèdent d'une voix déchirante, implorant votre charité. Et toute cette foule se presse, se resserre, curieuse, pas méchante, un peu gouailleuse, les yeux ronds d'étonnement, autour des étrangers qui débarquent.
Le prix des billets est assez élevé pour une bourse chinoise et malgré cela, les wagons sont bondés. Voyager dans un compartiment de 2e classe, surtout l'été, doit manquer de charmes. Les voyageurs s'y empilent, emportant avec eux autant de bagages, couvertures, matelas, paniers, caisses à chapeaux, qu'ils peuvent traîner. Tout ce monde mange, boit, fume, crache à qui mieux mieux. Ajoutez à ces agréments l'exhalation d'une agglomération sale, suante, forte mangeuse d'ail et vous pourrez vous faire une vague idée de l'odeur qui vous prendra à la gorge dans un train aussi garni!
Les gros bagages, les caisses, les malles sont mis sur des trucs avec les marchandises: le propriétaire ou ses domestiques montent avec eux.
Sur un truc: des bagages bien gardés. |
La compagnie n'est pas responsable des vols qui peuvent se commettre sur sa ligne. De là, la nécessité pour chacun de faire sa police.
Les animaux sont ordinairement accompagnés par leurs maîtres ou des serviteurs. Tout cela vit en parfaite intelligence. Seules les mules sont réfractaires, et leur embarquement, surtout su quelque locomotive se met à siffler, n'est pas toujours facile.
A quelque arrêt, on voit poindre des marchands ambulants, qui offrent aux voyageurs des galettes, des fruits, des amandes d'abricots rissolées dans la graisse salée, des confitures, des sucreries de toutes sortes, que chaque acheteur tripote, examine.
Aux guichets, les chefs de gare ont fort à faire pour satisfaire tout le monde et ne pas être volés, car chacun essaye de carotter la compagnie, ne fut-ce que d'un millime, chose assez facile, grâce à la complication créée par le payement du billet en sapèques. Quelques Chinois se risquent à monter sans billet: leur faute est punie par le bambou et quelques jours de cangue, avec exposition à l'une des portes de la gare.
Les voyageurs concourent pour 75 pour cent aux recettes. Il en est de même aux Indes. Maintenant, et en dépit des résistances du début, les Chinois apprécient à ce point le chemin de fer que, aussitôt que les trains de ballast ou de matériel commencent à circuler sur une ligne en construction, ils demandent à être autorisés à monter sur les wagons en payant le tarif entier quitte à être laissés n'importe où, au hasard des besoins des travaux.
Jacques de Taurat.
L'illustration, samedi 30 novembre 1901.
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