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jeudi 10 novembre 2016

Les attentats en chemin de fer.

Les attentats en chemin de fer.

Aussi bien, avec le parlement qui fait sa rentrée, allons-nous avoir nous mêmes pas mal de petits imbroglios à passer au dévidoir. Les interpellations s'amoncellent sur le bureau du président de la Chambre. La plus grave est relative aux changements survenus dans le conseil de l'ordre de la Légion d'honneur où le duc d'Auerstaedt, sans rime ni raison, a été remplacé par le général Florentin. Est-il vrai que la disgrâce de l'ex grand chancelier soit due uniquement à son refus de laisser attacher au faux-col d'un jeune attaché de cabinet, fils inconnu d'un père trop illustre, la cravate de je ne sais quel ordre colonial? les débats éclaiciront ce mystère.
Autre interpellation sensationnelle, celle-ci motivée par la recrudescence des attentats en chemin de fer; un député du centre, ces progressistes sont décidément bien curieux, désire savoir du ministre des Travaux publics si les compagnies sont décisées, oui ou non, comme une circulaire déjà ancienne les y oblige, à transformer leur matériel à portières en matériel à bogies.
Grâces soit rendues à l'affaire Schotsmans qui nous vaut cette interpellation philanthropique! Nos lecteurs se rappellent peut-être que M. Schotsmans, qui était allé à Arras faire des recouvrements, fut trouvé mort dans un compartiment de première classe à l'arrivée du train en gare de Lille, le 24 juillet 1899, à huit heures et demie du soir. Il fait encore jour à cette époque de l'année. L'assassinat devait remonter d'ailleurs, d'après les constatations médicales, à une demi-heure ou trois quarts d'heure en deçà. Il y avait des voyageurs dans les compartiments voisins; ils ne surprirent le bruit d'aucune lutte, aucun appel au secours, aucune détonation. Tout se passa à l'étouffée. M. Schotsmans eût été assassiné en pleine nuit, dans un bois, à vingt lieues de toute habitation, que les choses n'eussent point suivi un cours plus discret.
Et voilà qui donne une fière idée de la sécurité dont on jouit en chemin de fer!
De tout temps, sans doute, les voyageurs ont été exposés à des dangers pareils. Quand les chemins de fer n'étaient point encore inventés, c'étaient les diligences, les berlines et les chaises de poste que guettaient Messieurs les bandits de grand chemin. Nos grands pères, sur ce point, connurent des émotions autrement tragiques et fréquentes que celles qui échoient encore, de temps à autre, à leurs petits-neveux. Il n'y a plus ou presque de diligences chez nous; les voyages se font par chemin de fer. D'où une transformation du brigandage qui s'est efforcé de s'adapter, vaille que vaille, aux conditions de vie moderne.
Il y a trop bien réussi souvent. Les sonnettes d'alarmes ont quelquefois sauvé des existences. Mais en combien d'occasions, elles sont restées inutiles! L'assassinat de M. Schotsmans n'est point un fait accidentel: c'est le cinquantième au moins du genre. Cela commença en 1858 par l'assassinat du conseiller Poinçot, qui fut trouvé mort dans un compartiment de chemin de fer. On sut plus tard que l'assassin était un nommé Jud. Mais il avait mis l'Atlantique entre la justice et lui et on ne put le retrouver. Quelques trente ans plus tard, dans les premiers jours de 1886, c'était le tour de M. Barrême, alors préfet de l'Eure. On le trouva étendu dans son compartiment, comme le conseiller Poinçot. Mais son assassin ne fut jamais connu. On se perdit en conjectures sur les causes de l'attentat comme sur la personnalité du meurtrier. Le mystère qui plane sur ce grand drame ne fut jamais et ne sera probablement jamais dissipé.
La statistique nous apprend que, de 1860 à 1870, il y a eu sept assassinats en wagon; neuf de 1870 à 1880. Il n'est pas téméraire d'évaluer à trente ou quarante qui ont eut lieu depuis lors jusqu'en 1900. Les trois derniers attentas sont encore présents à toutes les mémoires; ce fut d'abord celui de M. Schotsmans sur la ligne d'Arras à Lille; puis celui d'un entrepreneur de travaux publics, M. Schmack, assassiné sur la ligne de Nice à Marseille et trouvé mort dans son compartiment à l'arrivée du train en gare d'Aubagne. Le troisième attentat eut pour théâtre le tunnel de Charonne, sous lequel, au mois de mai dernier, un jeune homme tua sa fiancée de trois coups de revolver et la jeta ensuite sur la voie. Peut-être aurait-il échappé, comme les autres assassins, si un voyageur qui l'avait vu accomplir son crime par la petite glace placée entre les compartiments, ne l'avait courageusement appréhendé au collet à sa descente du train.
La transformation du matériel des chemins de fer, et particulièrement du matériel à portières, est seule capable de mettre un terme à cette série d'attentats dont la fréquence a fini par inquiéter l'opinion. Espérons que le ministre des Travaux publics le comprendra et le fera comprendre aux Compagnies. La loi l'arme à cet égard des pouvoirs les plus étendus, et, quand la loi le laisserait désarmé, nous n'en sommes plus à une illégalité près, n'est-ce pas?, il lui suffirait de prendre exemple sur son collègue de l'instruction publique et de procéder comme lui par voie d'ukase.

                                                                                                                     Tiburce.

Les Veillées des Chaumières, 5 novembre 1901.

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