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jeudi 24 novembre 2016

Erreurs et préjugés.(part I)

Erreurs et préjugés.(part I)


Je me trouvais vers la fin de 1847 en Algérie, où m'avait entraîné le désir de connaître cette magnifique possession et les populations intéressantes dont l'occupation française a si profondément modifié l'existence et modifiera l'avenir. Le rôle que les Arabes ont joué dans le monde, l'influence qu'ils exercé sur notre civilisation au moyen âge, le succès avec lequel ils ont autrefois cultivé les sciences, offrent assurément des sujets dignes d'attirer l'attention; je voulais comparer ce qu'ils sont aujourd'hui à ce qu'ils ont été jadis, et recueillir, de la bouche même de leurs docteurs, quelques parcelles des traditions scientifiques dont je supposais qu'ils avaient conservé le dépôt. Si j'ai dû renoncer à mes illusions à cet égard, mon but a été atteint en ce qui concerne une des questions les plus intéressantes dont il soit fait mention dans l'histoire du développement de l'esprit humain.
Le chef d'un des bureaux arabes de notre colonie, officier de génie, fort au courant des travaux scientifiques de la métropole, malgré la distance qui l'en sépare, m'avait invité à passer la soirée chez lui avec Mohammed-ben-Musa, vieil Arabe d'une érudition exceptionnelle parmi ses compatriotes. La conversation ne tarda pas à tomber sur la grandeur passée de la race arabe, sur l'influence qu'elle avait exercée au moyen âge dans l'Europe occidentale.
"Parmi les services que nous vous avez rendus, disant Mohammed, comptez-vous pour rien ces chiffres qui portent encore notre nom, et le système de numération qui les emploie?
- Vous vous trompez, reprit notre hôte, lorsque vous revendiquez l'honneur de cette admirable invention. Sans doute, c'est une opinion fort enracinée chez nous, que nos chiffres sont des chiffres arabes; elle l'est même à ce point que je suis peu étonné de vous la voir soutenir. Ce n'en est pas moins un préjugé; mais il serait trop long d'entamer une discussion à ce sujet."
Ces paroles avaient piqué ma curiosité; je priai les deux interlocuteurs de continuer. Ils en avaient bonne envie l'un et l'autre. Leur conversation fut en effet fort longue; mais il s'agissait d'un point si curieux dans l'histoire des sciences, que je le suivis jusqu'au bout avec une attention soutenu. Je tâcherai, dans ce qui va suivre, de reproduire, aussi exactement que possible, le dialogue auquel j'assistais. Je crois n'avoir rien omis d'essentiel dans les arguments qui furent exposés de part et d'autre.

L'ARABE.

Comment attaquez-vous donc une tradition aussi généralement reçue chez vous? Est-il un seul pays de l'Europe où l'on ne dise: chiffres arabes, pour distinguer les caractères que vous nous devez, de la notation si imparfaite que fournissent les chiffres romains?

LE FRANÇAIS.

Vous avez raison en un point. La tradition existe. Lorsque nous apprenions à lire, nous apercevions ordinairement sur quelqu'une des pages de notre abécédaire deux colonnes en regard l'une de l'autre pour exprimer les nombres. L'une portait la désignation de chiffres arabes, l'autre portait celle de chiffres romains.
Nos enfants ont trouvé les choses au point où nos pères nous les avaient transmises, et l'origine arabe de nos chiffres vulgaire est dans les écoles, au moment où je parle, un article de foi qui ne paraît pas plus susceptible d'être contesté que le nom de table de Pythagore.
Cependant cette origine est tout autre; ce n'est pas aux Arabes, mais bien encore aux Grecs et aux Romains que nous devons la rapporter. Ces deux peuples illustres ont été décidément nos maîtres en toutes choses ou peu s'en faut. Quant à la prétendue table de Pythagore, vous verrez bientôt ce que nous devons en croire.

L'ARABE.

Dites-nous donc ce que les Grecs et les Romains vous ont transmis à ce sujet, et expliquez un peu comment a pu s'enraciner le préjugé que vous voulez combattre.

LE FRANÇAIS.

Boèce, philosophe et sénateur romain, qui vivait au cinquième siècle de notre ère, a laissé, entre autres ouvrages, une Géométrie qui a été publiée plusieurs fois (en 1491, en 1499 et en 1570), et dont des copies manuscrites existent dans plusieurs bibliothèques d'Europe. C'est à la fin du premier livre de cette Géométrie que se trouve un passage relatif à l'exposition du système de numération dont les Arabes revendiquent à tort l'introduction parmi nous.

L'ARABE.

Je connais ce passage de Boèce; mais il est d'une telle obscurité qu'on ne peut rien conclure. Il roule peut-être sur des signes d'abréviations analogues aux notes tironiennes*, signes qu'auraient imaginés les Romains pour écrire les grands nombres; mais on n'y voit rien qui se rapporte à notre système de numération.

LE FRANÇAIS.

Il est vrai que l'auteur romain est fort obscur; mais aujourd'hui tous les doutes sont levés. Le passage dont nous parlons paraît être resté pendant longtemps inaperçu, à raison de son obscurité même. Ce n'est que vers le milieu du dix-septième siècle qu'Isaac Vossius en parla dans ses notes sur la Géographie de Pomponius Mela**, et signala les neufs caractères ou chiffres qu'il contient. Depuis, on a souvent agité la question de savoir si c'est bien précisément de notre système de numération que Boèce veut parler, et si les Grecs en ont eu connaissance, ainsi qu'il le rapporte.
On n'était encore arrivé à rien de concluant à ce sujet, lorsqu'un savant géomètre, M. Chasles, publia pour la première fois, en 1837, dans son Aperçu historique sur l'origine et le développement des méthodes en géométrie, une traduction de la majeure partie du passage qui avait  défié jusqu'alors la sagacité de tous les érudits, et en expliqua complètement le sens.
L'explication littérale du texte, donnée par M. Chasles, d'après un manuscrit plus correct que les éditions de Boèce publiée en 1499 et en 1570, ne laisse aucun doute sur la signification réelle du passage controversé. Il est bien établi que le système de Boèce ne différait de notre système actuel que dans la pratique et sur un seul point, l'absence du zéro. Cette figure auxiliaire y était suppléée par l'usage de colonnes tracées sur le tableau; colonnes qui, en marquant distinctement les différents ordres d'unités, permettaient de laisser la place vide partout où nous mettons un zéro. Du reste, ce système de numération fait usage seulement de neuf apices ou caractères, et diffère essentiellement, par cette particularité, du mode vulgaire usité chez les Grecs, et surtout chez les Romains.


L'ARABE.

Cependant, dès le treizième siècle, vos traités d'arithmétique pratique attribuaient cette science aux Arabes et aux Indous; et il est bien constant que depuis plusieurs siècles nous étions, aussi bien que les Indous, en possession du système. De plus, c'est précisément vers l'époque de vos communications avec les Maures d'Espagne que la méthode paraît s'être répandue en Europe.


LE FRANÇAIS.

N'oubliez pas que votre système de numération diffère extrêmement peu de celui décrit par Boèce. Il est donc facile de comprendre qu'à raison de l'extrême ressemblance entre les deux systèmes, les chrétiens d'Occident aient peu à peu pris l'habitude d'attribuer la leur aux Arabes, auxquels ils empruntaient tous les jours des notions scientifiques. mais il n'en a pas toujours été ainsi, et l'on ne voit s'établir le préjugé en votre faveur que longtemps après que le système était en pleine vigueur parmi les chrétiens d'Occident.

L'ARABE.

Que diriez-vous si j'invoquais l'autorité d'auteurs chrétiens à l'appui de nos prétentions? Un passage de Guillaume de Malmesbury, écrivain du douzième siècle, constate l'origine des connaissances mathématiques de Gerbert: "C'est lui, dit Guillaume, qui emprunta certainement le premier l'abacus aux Sarrasins..." Puis il ajoute que "les règles données par lui sont comprises à grand'peine par les abacistes qui pâlissent sur elle."

LE FRANÇAIS.

Ma réponse sera bien simple. Gerbert a été élevé au trône pontifical sous le nom de Sylvestre II, en 999. Sa vie devait être fort connue de son temps. Or pas un seul contemporain de Gerbert ne fait mention de son voyage en Espagne, ni de ses relations avec les Maures établis en ce pays. C'est, vous le savez, une règle de critique historique de ne pas admettre un fait sur le témoignage unique d'un historien postérieur de plusieurs siècles, lorsque ce fait ne figure dans aucun document de l'époque. Je reconnais toute la part que Gerbert a prise à la vulgarisation de notre système de numération: mais je ne vois aucune preuve qu'il l'ait d'abord emprunté aux Maures d'Espagne: tout au contraire.

L'ARABE.

Mais ne vous semble-t-il pas que nous renouvelons en sens inverse l'histoire de la dent d'or***? Nous discutons sur les conséquences du passage de Boèce, et nous n'examinons pas à fond le passage lui-même.


LE FRANÇAIS.

Vous avez raison; j'aurais dû commencer par rappeler la traduction et les commentaires donnés par M. Chasles, et aller ainsi au fond même de la question. Ce sera peut-être un peu long; mais je crois que nous n'aurons pas à regretter notre temps.
"... Des pythagoriciens, dit Boèce, pour éviter de se tromper dans leurs multiplications, divisions et mesures (car ils étaient en toutes choses d'un génie inventeur et subtil), avait imaginé pour leur usage un tableau qu'ils appelèrent en l'honneur de leur maître, table de Pythagore, parce que, ce qu'ils avaient tracé, ils en tenaient la première idée de ce philosophe. Ce tableau fut appelé par les modernes abacus.
"Par ce moyen, ce qu'ils avaient trouvé par un effort d'esprit, ils pouvaient en rendre plus aisément la connaissance usuelle et générale en le montrant pour ainsi dire à l’œil. Ils donnaient à ce tableau une forme assez curieuse, qui est représentée ci-dessous..."
Ici se trouve, dans les diverses éditions de Boèce, la table de multiplication vulgairement attribué à Pythagore. Il est probable qu'elle se trouve de même dans les manuscrits que divers écrivains, qui ont disserté sur ce passage, ont eus à leur disposition; car ils ont toujours raisonné en conséquence. Mais cette prétendue table de Pythagore ne figure que dans un très-beau manuscrit du onzième siècle, appartenant à la bibliothèque de Chartres, et qui a été soumis par M. Chasles à une étude particulière. Cette circonstance fit naître, dans l'esprit du savant interprète, l'idée que ce n'était peut-être pas de la table de multiplication (à laquelle, sur l'autorité même de ce passage, on avait donné depuis le nom de Pythagore) que Boèce avait réellement parlé. Il pensa dès-lors que la difficulté que l'on avait trouvé à donner un sens aux paroles de l'auteur, pouvait provenir de ce qu'on voulait les appliquer à cette table de multiplication. Mais que fallait-il mettre à la place? Le manuscrit ne répond pas entièrement à la question; cependant, il peut mettre sur la voie. Voici ce qu'on y trouve.
Sur une première ligne sont neuf apices ou caractères par lesquels Boèce représentait les neuf premiers nombres. Ils sont écrits de droite à gauche, et au-dessus d'eux sont leurs noms comme il suit (fig.1):




 Au dessous de cette première ligne en est une seconde, sur laquelle sont les chiffres romains: I, X, C, M, etc., écrits aussi de droite à gauche.
Trois autres lignes ensuite contiennent en chiffres romains d'autres nombres qui sont respectivement la moitié, le quart, le huitième de ces premiers.
Enfin, sur deux dernières lignes sont d'autres caractères romains représentant les fractions de l'once, et sur une dernière ligne sont les nombres 1,3,4...12, écrits en chiffres romains.
De tout cela, dit M. Chasles ne prenons que la ligne des chiffres I, X, C, M,..., et supposons que la table dont Boèce, veut parler, "que les anciens appelaient table de Pythagore, et à laquelle les modernes ont donné le nom d'abacus," n'était point la table de multiplication, mais un tableau destiné à faire les calculs dans le nouveau système qu'il va exposer (fig. 2)




Voici ce qui caractérisait ce tableau, et ce qui le rendait propre à cet usage. 
Dans la partie supérieure était une ligne horizontale, divisée en un certain nombre de parties égales; des lignes verticales partaient des points de division: ces lignes, prises deux à deux consécutivement, formaient des colonnes.
Sur les portions de la ligne horizontale comprises entre ces colonnes, étaient inscrits, en allant de droite à gauche les chiffres romains I, X, C, M, etc., signifiant respectivement un, dix, cent, mille, etc.
A l'aide de ce tableau, substitué à la table de multiplication, M. Chasles reprend la traduction du texte de Boèce, et donne pour la première fois un sens intelligible à ce texte.
"Voici, dit Boèce, comment ils se servaient du tableau qui vient d'être décrit. Ils avaient des apices ou caractères de diverses formes. Quelques-uns s'étaient fait des notes d'apices telles que
répondait à l'unité;

à deux; 
à trois;
à quatre;
à cinq;
à six;
à sept;
à huit;
et enfin
à neuf.
"Quelques autres, pour faire usage de ce tableau, prenaient les lettres de l'alphabet, de manière que la première répondait à l'unité, la seconde à deux, la troisième à trois, et les suivantes aux nombres naturels suivants. D'autres enfin se bornaient à employer les caractères usités avant eux, pour représenter les nombres naturels. Ces apices (quels qu'ils fussent), ils s'en servaient comme de la poussière; de manière que s'ils les plaçaient dans la colonne des unités, chacun d'eux ne représentait toujours que des unités... Plaçant deux sous sous la ligne marquée dix, ils convinrent qu'il signifiait vingt; , que trois signifiait trente, quatre, quarante; et ils donnèrent aux autres nombres et ils donnèrent aux autres nombres suivants les significations résultant de leur propre dénomination.
"En plaçant les mêmes apices sous la ligne marquée du nombre cent, ils établirent que deux signifierait deux cents; trois, trois cents, quatre, quatre cents, et que les autres répondraient aux autres dénominations.
"Et ainsi de suite dans les colonnes suivantes; et ce système n'exposait à aucune erreur."
Ces paroles sont bien claires, et l'on ne peut se refuser à y voir le principe de notre système de numération, la valeur de position des chiffres croissant suivant une progression décuple, en allant de droite à gauche. Les colonnes dont il était fait usage, et qui sont formellement indiquées dans le texte par le mot paginula ou pagina (petite bande), permettaient de se passer du zéro, parce que là où nous l'employons, on laissait la place vide.
Un membre de phrase de l'antépénultième alinéa de la traduction précédente (comme de la poussière) fait allusion à l'usage où l'on était au moyen âge de faire des calculs sur une table couverte de poudre. Cicéron parle de la poussière érudite que les anciens étendaient sur leurs abaques pour y tracer des figures de géométrie (De la nature des Dieux, livre II). Ce mode d'écriture, si éminemment propre à l'enseignement et à l'étude, qu'on l'emploie encore de nos jours, remonte probablement à la plus haute antiquité.
Il est à remarquer que plusieurs des apices qui sont dans le corps du texte diffèrent de ceux qui se trouvent avec leurs noms en dehors de ce texte. On peut donc conjecturer que ceux-ci ont été ajoutés par quelque copiste qui a pris la forme des chiffres usités de son temps, sans tenir compte des différences qu'ils présentent avec les chiffres de Boèce.
Les noms placés au-dessous des apices avaient déjà été trouvé dans un manuscrit, par le savant orientaliste Greaves. Le célèbre Huet, évêque d'Avranches, attribuait une origine hébraïque aux mots arbas, quimas, zenis et temenias. Ce qui est important de noter, c'est que le mot sipos a été inscrit à tort au-dessus de celentis, dans le monument de Chartres. La comparaison avec d'autres manuscrits plus complets et plus explicites sous ce rapport, prouve que le nom de sipos appartient au caractère qui tient lieu de zéro, et aurait été par conséquent beaucoup mieux placé au-dessus du rond qui renferme un petit a, qu'au dessus du mot celentis.
Après avoir ainsi expliqué succinctement le principe du nouveau système de numération, Boèce donne les règle de la multiplication et de la division. Il revient ensuite, à la fin du second livre de sa Géométrie, sur la valeur de position des chiffres, et il n'en est pas moins clair, pas moins net, que dans le passage déjà cité, pour tout lecteur qui a sous les yeux le tableau à colonnes de la figure 2.

                                                                                                   La suite au prochain numéro.

Le Magasin pittoresque, mai 1849.


* Nota de Célestin Mira: Les notes tironiennes sont un système de sténographie inventé par Tiron, secrétaire de Cicéron.


Exemples de notes tironiennes.


** Géographie de Pomponius Mela.





*** Voir l'ouvrage de Fontenelle contenant l'histoire de la dent d'or.



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