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mercredi 13 juillet 2016

Jean Serpent.

Jean Serpent.

Sous le pseudonyme pittoresquement choisi de Jean Serpent s'abrite une célébrité auvergnate, un Nemrod d'un nouveau genre avec qui nous avons eu la bonne fortune de faire connaissance, lors d'un séjour dans le Puy-de-Dôme. Natif de Clermont-Ferrand, ce grand chasseur de vipères, s'appelle de son vrai nom Michel Vergne. Depuis longtemps, il a déclaré une guerre acharnée aux reptiles venimeux qui pullulent sous les digitales pourprées ou les genêts d'or de la Limagne.
D'allure décidée, petit de taille, mais trapu, le teint basané, vêtu à la franquette et constamment chaussé de bottes, Jean Serpent est un hardi marcheur, dont les jarrets d'acier ignorent la fatigue. 





Aussi, lorsqu'un propriétaire de la région l'appelle pour débarrasser sa vigne ou ses bois de vipères, il s'y rend presque toujours à pied, sans autre attirail qu'un fleuret démoucheté et une cage dont le treillis métallique assez serré repose sur un fond de bois. Celle-ci lui sert à rapporter au logis les bêtes capturées. En quelques jours, l'hécatombe est faite, la besogne achevée. Il doit ses succès à sa grande connaissance des mœurs de l'ennemi, acquise par une longue pratique.
L'habitat des deux espèces de serpents venimeux rencontrés en Auvergne, l'aspic et la péliade, est très varié. On les trouve dans les champs ou les sapinières aussi bien que dans les prairies, les terrains rocailleux ou les haies embroussaillées; elles ne dédaignent pas la lisière des forêts et les environs des clairières où elles viennent se chauffer aux rayons du soleil.
Quels sont, au juste, les engins employés par notre vipéricide? A-t-il quelque appât pour attirer son gibier? Non, tout cela est indigne de Jean Serpent. Autrefois, il répandait aux endroits propices de l'huile de ricin ou d'aspic; mais il y a renoncé depuis longtemps. aujourd'hui, il préfère la lutte loyale, l'épée des vaillants aux ruses des Apaches. Quant à sa façon de procéder, elle est simple. Lorsqu'il soupçonne qu'un taillis par exemple abrite un aspic ou une péliade, il s'en approche sans bruit, saisit l'animal avec la pointe acérée de son fer et d'un petit coup sec le lance sur la route. Alors, en un clin d’œil, il le prend par derrière la tête et l'introduit rapidement dans sa boîte.
Une fois rentré chez lui, notre adroit chasseur va se transformer en bourreau. Entrebâillant son carnier, il attrape, à l'aide de son fleuret, une première victime vers l'extrémité du corps. Un instant après, les doigts du guillotineur glissent jusqu'au cou du reptile afin de le maintenir en attendant qu'avec des ciseaux bien aiguisés maniés de l'autre main, il lui tranche le chef. Les têtes sont mises dans un bocal et portées à la préfecture du Puy-de-Dôme qui alloue au chasseur une prime de 15 à 25 centimes selon l'espèce. Lorsque Jean serpent nous a montré deux flacons contenant le produit de ses dernières chasses, il y avait plus de quatre cents pièces "au tableau".
Contrairement à une légende accréditée, si les suites de la morsure de vipère sont douloureuses, elles sont rarement mortelles pour un homme adulte en bonne santé.
Ainsi notre chasseur a déjà été piqué vingt-cinq fois. Quand par hasard cet accident arrive, il cautérise la blessure avec de l'alcali ou du sublimé et (médication intérieure pas trop désagréable), il absorbe force rasades d'eau-de-vie. D'ordinaire, il en est quitte pour quelques jours de fièvre; cependant, tout récemment, au mois de juin, ayant été piqué au pouce en chassant aux environs d'Aubière (Puy-de-Dôme), il a dû entrer en traitement à l'hôpital. Espérons qu'un prompt rétablissement lui permettra de reprendre la campagne et d'ajouter d'autres victimes aux 24.000 vipères dont il a déjà purgé l'Auvergne. La conscience tranquille, malgré ces gigantesques hécatombes, Jean Serpent vit en philosophe, méprisant la fortune et dédaignant les rivalités. Du reste, ses émules ne pullulent pas, vu la difficulté d'apprentissage et les risques du métier. La carrière de vipéricide est donc une des rares professions libérales où l'encombrement n'existe pas encore.

                                                                                                                     Jacques Boyer.

L'Illustration, 10 juillet 1901.

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