Paris-Berlin.
Jeudi 27 juin, à 3 h 1/2 du matin, le chronométreur officiel de l'Automobile-Club de France donnait le départ à la première voiture qui se dirigeait sur Berlin, et successivement, de deux minutes en deux minutes, 108 véhicules (40 voitures lourdes, 49 voitures légères, 9 voiturettes, 9 motocycles, 2 motocyclettes.) , s'élançaient à la poursuite du premier.
La veille, toutes ces voitures avaient été poinçonnées et plombées par les soins de l'Automobile-Club, et les propriétaires avaient dû verser au fisc, en garantie de leur rentrée en France, 12% de leur valeur, soit la somme ronde de 1.250.000 francs.
Cet événement sportif d'une importance évidemment exceptionnelle, avait mis en émoi tout le monde de l'automobilisme. Les constructeurs français avaient pu conquérir en très peu de temps une place prépondérante dans l'industrie nouvelle; les machines sorties de leurs ateliers avaient tenu jusqu'ici la tête dans toutes les épreuves, où, d'ailleurs, peu de concurrents étrangers s'étaient mis en lice; cette fois l'Angleterre et l'Allemagne entraient plus sérieusement dans la lutte.
Les parcours choisi à travers l'Est de la France, la Belgique, le Luxembourg et l'Allemagne étaient durs et périlleux: 1.198 kilomètres en trois étapes, 456 kilomètres de Paris à Aix-la-Chapelle; 225 kilomètres d'Aix-la-Chapelle à Hanovre; 297 kilomètres de Hanovre à Berlin. Dans les deux dernières étapes, les routes étroites et accidentées, en partie pavées, offraient aux essieux et aux pneumatiques des conditions peu favorable. On ne devait plus escompter les moyennes de 80 kilomètres à l'heure facilement atteintes dans l'épreuve Paris-Bordeaux sur des routes coulantes.
Il fallait plus que jamais faire montre de sang froid en même temps que de décision; d'autant que les populations, encore peu familiarisées avec la locomotion nouvelle, attirées sur le passage des coureurs par une curiosité bien compréhensible, devaient leur créer une gêne de plus.
Malgré toutes ces difficultés, le gagnant de la course, Fournier, monté sur une voiture française de la maison Mors, munie de pneumatiques Michelin, a pu atteindre Berlin en 16 h 6 m., dépassant en rapidité d'environ 1 h 1/2 le Nord-Express. Et son exploit n'est point exceptionnel; après lui, Girardot est arrivé en 17 h 1 m., René de Knyff en 17 h 4 m.; dans la catégorie des voitures légères, Giraud n'a mis que 19 h 33 m.; Louis Renault*, dans la première des voiturettes, 19 h 16 m. 25 s; Osmont sur un simple motocycle, 18 h 59 m. 50 s.
Nous avons cherché à résumer par l'image cette course si chaudement disputée et à en faire ressortir autant que possible le caractère particulier.
Quatre épreuves cinématographiques montrent le passage de Fournier à la frontière Belge. Là, un intelligent constructeur d'appareils photographiques, M. Gaumont**, avait eu l'ingénieuse idée d'accrocher au tronc d'un arbre, auprès du contrôle, une horloge à large cadran, dont la présence sur chacune des épreuves montre d'une façon saisissante les péripéties de l'arrivée des coureurs.
L'arrivée de Fournier à la frontière belge.
On voit d'abord la première voiture apparaître au loin, s'approcher, grandir, stopper devant les contrôleurs, puis repartir. Tandis que tout cela s'accomplit, la grande aiguille de l'horloge ne s'est déplacée sur le cadran que d'une division; tout cela n'a rempli qu'une minute! Puis se succèdent, de minute en minute, les quatre coureurs qui suivent Fournier, MM. Farman, R. de Knyff, Girardot et Giraud, enregistrés, tour à tour, par l'appareil, avec l'heure précise de leur passage.
A Aix-la-Chapelle, Fournier arrive au milieu des acclamations frénétiques des milliers de spectateurs.
La foule se presse sur la route à plus de 3 kilomètres du contrôle, indocile aux injonctions des soldats qui assurent l'ordre, barrant tout passage jusqu'à la dernière minute, jusqu'au moment où éclate le clairon militaire, un clairon en casque à pointe, spectacle assez inattendu pour nous, mais tout naturel, dans ce pays militarisé à outrance, pour avertir à la fois les contrôleurs de l'approche d'une voiture et les spectateurs trop enthousiastes de s'écarter pour livrer le chemin à l'arrivant.
Du contrôle, les automobiles filent au parc où elles seront gardées militairement jusqu'au départ du lendemain. Là, les conducteurs abandonnent leurs extraordinaires accoutrements. C'est une transformation à vue amusante infiniment. Le docteur Faust redevenant soudain jeune et beau après avoir vidé la coupe où bout le philtre, ne se métamorphose ni plus complètement ni plus rapidement.
Telle longue houppelande poussiéreuse, telle vareuse de cuir luisante d'huile recouvrait un veston impeccable où se moulait une souple taille, tel un foulard dissimulait un nœud de cravate savamment chiffonné autour d'un col immaculé.
Toutefois il arrive que dans la précipitation des soins à donner maintenant à sa machine, un des chauffeurs oublie que sa figure souillée par la poussière de la route demeure toute noire, hormis la place où les lunettes, enlevées, ont laissé deux places claires. Mais le mécanicien, ou l'entraîneur est là, qui veille, et qui l'arrosoir à la main, en guise d'aiguières, versera l'eau nécessaire à une ablution sommaire.
Cependant, autour de la voiture, chaude encore, on s'empresse aussi, avec sollicitude. Au dehors du garage, c'est à l'entrée de chaque véhicule nouveau un grand remue-ménage. les constructeurs ont envoyé, d'étape en étape, des mécaniciens chargés des travaux urgents, au relai; et ils s'agitent en dehors des barrières, pressés de se mettre vite au travail, car ils ont, à trois ouvriers, y compris le mécanicien qui accompagne le chauffeur dans son raid, et qui va les diriger, leur indiquer la besogne à faire, juste un quart d'heure pour réparer les menus dégâts de la route et graisser la machinerie.
Ce quart d'heure écoulé, au commandement du chronométreur, ils doivent quitter la place, et c'est alors le tour des spécialistes affectés à la réparation des pneus, au changement des chambres à air et si bien entraînés à cette besogne délicate qu'ils l'accomplissent avec une dextérité qui tient du prodige. Enfin, ce n'est qu'après avoir consciencieusement veillé à tous ces soins empressés, après ce pansage, si l'on peut dire, de la bête de course, que le chauffeur pourra à son tour songer à savourer la douceur du tub ou du bain, et du massage réconfortant, et à jouir de quelques heures d'un repos rudement gagné, jusqu'à l'heure matinale du réveil.
A Hanovre, la foule est aussi considérable et l'accueil non moins chaleureux, et le "parc" est tout pareil: fourmilière de gens affairés, entassement de machine poussiéreuses, de bidons en enfilade.
Pourtant à chaque étape la quantité de voitures diminue sensiblement. Sur les 109 parties de Paris, 77 seulement ont quitté Aix-la-Chapelle, 62 Hanovre et 45 seulement arrivent à Berlin.
L'arrivée à Berlin a eu lieu le samedi 29 juin, sur l'hippodrome de Trabenbahn Westend, à 7 kilomètres de la ville.
Le tout Berlin est accouru là, au grand complet, et les uniformes se mêlent aux pimpantes toilettes claires, aux costumes d'automobile des coupes les plus invraisemblables. La brise du matin qui soulève des nuages de fine poussière dorée par le soleil, réunit dans les mêmes plis les drapeaux français et allemands.
A la porte par laquelle les voitures pénètrent dans l'hippodrome, deux messieurs très corrects, en redingote et chapeau haut de forme, agitent à tour de bras des drapeaux jaunes, signaux d'arrêt.
A 11 h 45 m. 22 s., Fournier arrive à toute allure. En un clin d’œil, il est couvert de couronnes tricolores, soulevé de sa voiture, porté en triomphe. La même ovation attend le second, Girardot. A partir de ce moment l'enthousiasme est indescriptible.
A trois heures, les voitures automobiles, en longue file, traversent Berlin, saluées au passage par de bruyantes acclamations, pour venir faire une entrée sensationnelle à la caserne des grenadiers de la garde "Empereur Alexandre", où elles vont être classées avant leur départ pour l'exposition d'automobiles en ce moment ouverte à Berlin et dont elles feront le clou. C'est encore un des tableaux les plus piquants que nous ait offerts cette course, que cette entrée de machines très spécifiques, au moins dans cette circonstance, faisant irruption dans cette caserne allemande régie par une discipline de prison; et il fallait voir de quel œil étonné, et amusé aussi, les soldats à la roide démarche regardaient ces insolites visiteurs.
Le défilé s'ouvrait sur la grande voiture touriste du baron de Zuglen, conduite par Journu. Au moment où nous avons pu en prendre une photographie, elle portait le baron de Zuglen, président de l'Automobile-Club de France, et le duc de Ratibor, président de l'Automobile-Club d'Allemagne.
La brillante réussite du grand événement sportif les aura dédommagés de la peine que leur avait causée l'organisation difficile et compliquée de cette course dont le succès est tout à leur honneur.
L'attribution des prix aux vainqueurs des différentes catégories a été faite de la façon suivante: à Fournier, les prix de l'empereur d'Allemagne, du roi des Belges, du grand duc de Luxembourg et de la ville de Hanovre; à Werner, qui conduisait la première des voitures étrangères, le vase de Sèvres du Président de la République; à Giraud, premier dans la catégorie des voitures légères, le prix du grand duc de Mecklembourg; à Louis Renault, premier dans la catégorie des voiturettes, le prix du ministre du Commerce.
Cette manifestation de l'automobilisme sera sans doute la dernière de ce genre qu'il nous soit donné de voir. Le bruit qu'elle a fait a eu sa répercussion à la Chambre. Elle a causé quelques accidents inévitables, sans doute, mais dont l'un fut grave; un enfant a été écrasé à Reims, au passage, par l'un des coureurs. Et, questionné par M. Gérault-Richard qui s'était fait l'interprète de l'émotion produite par ce drame, M. le président du Conseil est venu déclarer à la tribune que le gouvernement partageait les soucis de l'opinion et qu'il allait étudier les mesures propres à prévenir le retour de faits aussi fâcheux. Nous ne verrons vraisemblablement plus de courses sur route. On ne les regrettera guère: les courses ont rendus aux constructeurs et à l'industrie des services signalés; mais on n'a plus besoin dorénavant de prouver qu'une voiture peut filer à 100 kilomètres à l'heure lorsqu'elles est construite dans des conditions exceptionnelles et conduite par un homme exceptionnel. Et on trouvera d'autres moyens plus simples de démontrer la solidité, la régularité et l'endurance qu'on a le droit d'exiger, après les premières années d'essais, de la locomotion nouvelle.
Abeniacar.
Courrier de Paris.
Nous apprenions ces jours-ci, par un des innombrables télégrammes qui tenaient l'Europe, minute par minute, au courant des péripéties de la course Paris-Berlin, que l'un de ces véhicules venait d'écraser sur la route un petit garçon.
Le rédacteur de la dépêche semblait, du reste, n'attacher à cet "incident" qu'une très médiocre importance: il le signalait en cinq mots et ajoutait (c'est là évidemment ce qui aurait dû le préoccuper le plus) : "La voiture de R. (ici, le nom de l'écraseur) a eu, de ce fait, une demi heure de retard."
Le Tintamarre imprimait, il y a une trentaine d'année, des "nouvelles diverses" fantaisistes, qui ressemblaient assez à celle-ci. Par exemple:
"Un accident, qui aurait pu avoir les plus tristes conséquences, s'est produit hier, rue du Bouloi. Un brave ouvrier travaillait à la réparation d'une toiture, quand l'échafaudage sur lequel il était placé se rompit. Par une chance providentielle, deux dames âgées passaient au même moment. L'ouvrier tomba sur elles d'une hauteur de trois étages, et, sa chute s'étant trouvée ainsi amortie, il en fut quitte pour quelques contusions sans gravité.
Les deux vieilles dames ont été tuées sur le coup.
Mais le Tintamarre, lui "blaguait", et c'était son excuse, tandis que nos chauffeurs sont très sérieux. Ils ont la sérénité hautaine du philosophe qui a écrit: "Qu'importent quelques vagues humanités, si le geste est beau!"
L'Illustration, 6 juillet 1901.
* Nota de célestin mira: Louis Renault est un pilote de course et le constructeur des automobiles portant son nom. Son premier véhicule, la Renault type A, a été conçu à partir d'un tricycle De Dion-Bouton.
** Léon Gaumont est le fondateur de la plus ancienne société cinématographique au monde.
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