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samedi 2 juillet 2016

A travers l'Exposition.

A travers l'Exposition.
        La Tour en fer.



Je ne crois pas qu'il y ait à l'Exposition un point de vue plus magnifique que celui dont jouit le spectateur placé à l'entrée du Champs de Mars: devant lui, l'arche gigantesque de la Tour, cadre immense, au travers duquel on aperçoit les splendides jardins entourés de palais merveilleux; au second plan, la fontaine lumineuse, et au fond, le dôme central, qui précède le vestibule du Palais des Machines.





Vue ainsi, la Tour frappe bien moins par sa hauteur que par sa légèreté aérienne; par sa masse que par l'harmonie de ses lignes; il n'est pas rare d'entendre les visiteurs murmurer:
- Ce n'est que cela, trois cents mètres; j'aurais cru que c'était plus haut.
On éprouve un sentiment tout autre en regardant le colosse de fer; on se dit que maintenant, rien n'est impossible à nos constructeurs, que l'âge de la pierre et du bois sont passés, que l'âge de l'acier commence, et par deux chefs-d'oeuvre: la Tour en fer, comme la nomment les visiteurs, et le Palais des Machines.
Nous ne reviendrons pas sur la description de la Tour; nous voulons simplement parler de quelques aménagements intérieurs.
Le premier étage a un aspect particulier, et je ne saurais mieux le comparer qu'à la place principale d'une grande ville.
Cette place, qui mesure une superficie d'un demi-hectare, est occupée par des restaurants entourés de galeries, de balcons, de terrasses, situés à un mètre des galeries de pourtour, de façon que les visiteurs puissent circuler sans gêner la vue le vue de ceux qui se trouvent à l'intérieur des établissements aménagés sur la plate-forme.




Sur les quatre façades s'élèvent quatre restaurants, français, russe, flamand et anglo-américain; chacun d'eux possède un aspect national bien caractérisé, ils s'étendent sur une façade de 23 mètres et une profondeur de 15, sont munis de tous les accessoires indispensables: cuisines, caves, offices, etc... Les caves sont construites en sous-sol, terme qui paraît singulier, quand on parle d'une installation située à 55 mètres de hauteur, mais qui est exacte, cependant. Ces sous-sols ont été construits au moyen de fers rivés au-dessous de la plate-forme, afin de ménager l'espace.
Autour du premier étage règne une galerie-promenade, et au centre, des balcons au-dessus du gouffre béant.
Dans les angles des piliers sont disposées des petites boutiques où l'on vend des réductions de la Tour et les tickets indispensables pour monter jusqu'au deuxième étage. 
C'est là aussi que les ascenseurs déposent les visiteurs.
Pour décrire ces ascenseurs, je transcris fidèlement une note qu'à bien voulu me donner notre ami et collaborateur de Nansouty:
"Deux ascenseurs du système Roux, Combaluzier et Lepage, dits à bielles articulées, montent du rez-de-chaussée au 1er étage dans les piles est et ouest de la tour (hauteur 55 mètres environ).
"Deux ascenseurs américains, système Otis, partent également du rez-de-chaussée dans les piles nord et sud, et portent leurs voyageurs jusqu'à la deuxième plate-forme, au niveau de 115 mètres, avec arrêt facultatif au 1er étage. Enfin, un ascenseur Edoux, placé verticalement au centre de la tour, prend les voyageurs à la 2e plate-forme, pour les déposer, avec un relais au 3e étage, à 276 mètres.
"Chaque ascenseur Roux, Combaluzier et Lepage, peut élever 100 personnes à la vitesse de 1 mètre par seconde et faire 12 voyages à l'heure, c'est à dire, élever 2.400 personnes par heure.
"Les ascenseurs Otis ne peuvent prendre que 50 personnes à la fois, mais ils font huit voyages par heure à la vitesse de 2 mètres par seconde, soit 800 personnes transportées par heure au 2e étage. 







Enfin, l'ascenseur Edoux prend 60 à 70 visiteurs par voyage et fait 12 voyages par heure à la vitesse de 90 centimètres par seconde; encore 800 personnes transportés jusqu'à la troisième plate-forme par heure.
" L'ascenseur Roux, Combaluzier et Lepage est constitué par une sorte de chaîne galle articulée à laquelle vient s'accrocher la cabine; cette chaîne, d'une grande puissance, est formée, au lieu de maillons, par un double cours de petites bielles articulées entre elles, munies de galets et circulant dans des gaînes placées sur des poutres inclinées qui servent de chemin aux cabines. La force motrice est fournie par de l'eau sous pression provenant de réservoirs placés à 115 mètres, sur la deuxième plate-forme de la Tour. Cet ascenseur porte en lui-même tous ses appareils de sûreté: griffes, contre-poids, etc..., de plus son mécanisme est double et chaque moitié en est suffisante pour supporter la charge toute entière; un accident est impossible dans ces conditions et la sécurité est telle, qu'elle n'a jamais été réalisée, croyons-nous, ni dans les mines, ni ailleurs.
"L'ascenseur américain Otis est fondé sur le principe bien connu du palan; mais c'est un palan dont le rôle est renversé, en ce sens que la puissance est appliquée directement sur la moufle et la résistance sur le garant. La puissance motrice est représentée par un cylindre hydraulique dans lequel se meut un piston à deux tiges attachées à un chariot mobile qui porte six poulies à gorge de 1,52 mètres de diamètre. Le cylindre est maintenu par deux poutres inclinées d'environ 60 degrés et de 40 mètres de longueur; ces poutres supportent la voie du chariot mobile; à leur partie supérieure sont installées six poulies fixes correspondant aux six poulies du chariot et constituant un immense palan mouflé à 12 brins dont chaque brin comprend 4 câbles en acier de 20 millimètres de diamètre. Un contre-poids roulant équilibre la cabine dans toutes ses positions. L'eau sous pression qui actionne le tout est fournie par des réservoirs placés dans la Tour, à 120 mètres, et que remplissent des pompes établies en bas. Un frein à mâchoires en bronze, très puissant, en cas de rupture ou d'allongement des câbles, vient instantanément mordre sur les poutres de l'ascenseur et arrête net la cabine avec sa précieuse cargaison.
"L'ascenseur Edoux est, à proprement parler, le type bien connu des ascenseurs du même genre établis dans les tours du Palais du Trocadéro. Celui de la Tour de 300 mètres est remarquable par le grand espace qu'il parcourt, 120 mètres, et par les dispositions ingénieuses auxquelles il a donné lieu pour diminuer la longueur des cylindres et la dimension des câbles d'équilibrage.
" L'eau motrice sous-pression des ascenseurs Edoux est fournie par un réservoir situé au dernier étage, à 276 mètres.
"Les mesures de sécurité ont encore été prises de la façon la plus méticuleuse; les câbles métalliques qui supportent les cabines peuvent résister à 100 kilogrammes de traction par millimètre carré; or, on ne les fait travailler qu'à 2,13 k. par millimètre carré. De plus, un frein très puissant, système Bakmann, arrêterait invinciblement tout l'ensemble en cas de rupture."
Tout au sommet de la Tour, on a construit un phare de première grandeur, pareil à celui de nos côtes, mais dont l'éclairage est beaucoup plus puissant. Le foyer lumineux est alimenté par un courant électrique de 100 ampères, c'est à dire, 5.500 carcels. Un tambour dioptrique ou réflecteur simple, multiplie la lumière par 13 et la porte à 70.000 carcels. Un anneau catadioptrique la multiplie dans des proportions moindres, mais qui sont suffisantes, puisque l'éclairage de ce système est destiné à des petites distances. La lumière qu'envoient ces anneaux de verre taillé, superposés est graduée suivant la distance, et augmente à mesure que l'on s'éloigne de l'axe de la Tour; elle est de 64.474 carcels à 1850 mètres, de 86.711 carcels à 2.194 mètres, de 99.283 carcels à 2.500 mètres. A 4.120 mètres, le tambour commence à faire sentir ses effets. Son intensité est de 69.398 carcels dans le feu fixe, et de 516.761 carcels dans les éclats.
Le phare est entouré d'un couronne ou tambour mobile, portant deux systèmes de lentilles bleues, blanches, rouges. Les rayons qui passent à travers les lentilles ont donc les trois couleurs nationales. Ces lentilles font un tour en quatre-vingt dix secondes.
En dessous du phare, sur la dernière plateforme, sont installés deux projecteurs formés d'un miroir spécial; le foyer lumineux, placé très près du miroir, a la même puissance que celui du phare; mais comme le rayon projeté est réparti sur une faible surface, il se trouve être beaucoup plus puissant. Son intensité moyenne est de 6 à 9 millions de becs carcel. C'est la projection lumineuse la plus intense qui ait jamais été faite jusqu'ici. Il n'est pas inutile de rappeler que la lumière du soleil, en plein midi, est équivalente à 6.000 becs carcel.
Quand le rayon lumineux tombe sur les objets qu'il éclaire, il permet d'en distinguer tous les détails, même à de grandes distances, si l'on a recours à une lunette. Il a été possible, avec de bonnes lunettes, de distinguer les objets à 11 kilomètres. En haut de la Tour, les projecteurs peuvent éclairer la gare d'Orléans, la colonne de Juillet, et, par conséquent, tous les monuments de Paris.
Il fallait bien s'attendre à ce que la Tour Eiffel tentât les statisticiens. Ils l'ont pesée, mesurée, détaillée déjà dans toutes ses parties; ils ont compté 2 millions et demi de rivets et 7 millions de trous percés dans les fers. Ils ont compté le nombre des marches des escaliers jusqu'à l'extrême sommet, et en ont trouvé 1792, nombre fatidique! Ils ont rappelé à M. Eiffel qu'en s'asseyant dans son fauteuil devant sa table de travail, il exerce sur son plancher une pression de quatre kilogrammes par centimètre carré; or, la tour de 300 mètres n'exerce sur le sol qu'une pression de deux kilogrammes par centimètres carré, moitié moins que le grand constructeur, encore qu'elle le dépasse debout de 298,30 m.
Ils ont calculé ce qu'il faudrait d'étoffe pour mettre une housse à la Tour et ont trouvé que cette housse emploierait 75.000 mètres de toile.
Ils ont compté que la Tour ayant coûté 5 millions de francs, cette somme, en pièces de 20 francs empilées, formerait une colonne ayant juste la hauteur de la Tour de fer.
La statistique se fait dédaigneuse en nous forçant à remarquer que le Pic du Midi à près de dix fois et le Mont Blanc seize fois la hauteur de la Tour Eiffel, et les moralistes nous font observer que les grands hommes et les petits, vus du haut de la Tour de 300 mètres, ne diffèrent guère les uns des autres. Il n'est pas nécessaire de monter si haut pour s'en apercevoir.

                                                                                                                  Fernand Hue.

La Petite Revue, premier semestre 1889.

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