La bourse.
Tout le monde connaît le monument! il ressemble comme un frère jumeau à l'église de la Madeleine, laquelle ressemble à tous les temples romains copiés sur tous les temples grecs, il est donc au moins inutile de donner de cet édifice une description détaillée.
Quant au Dieu qu'on y vénère, il est de tous les temps, s'appelle Plutus, et son culte ne paraît pas devoir être abandonné, à bref délai du moins.
Quant au Dieu qu'on y vénère, il est de tous les temps, s'appelle Plutus, et son culte ne paraît pas devoir être abandonné, à bref délai du moins.
Les mœurs de ses fidèles causent au profane qui, après avoir passé devant les spéculatrices du jardin, s'aventure pour la première fois dans l'intérieur de ce bruyant quadrilatère un ahurissement absolu; les mauvais procédés dont il est l'objet, le bruit assourdissant qui martyrise ses oreilles, le mouvement incessant qui fatigue ses yeux, la poussière qui obstrue ses voies respiratoires, les miasmes que dégage cette foule inégalement nettoyée, le faux jour qui offusque son regard, les bousculades réitérées qui compromettent son équilibre, la fumée des cigares qui saisit son odorat, les cris incompréhensibles qui ébranlent son ouïe, tout contribue à le plonger dans un état douloureux qui tient de l'étourdissement, de la syncope et du mal de mer.
Il est, en effet, assourdi par le bruit, privé de respiration par la pression de milliers de coudes qui s'enfoncent dans ses côtes, et balloté dans le plus infernal remous qu'un vieux marin puisse imaginer.
Partout ailleurs, l'homme affairé qui heurte plus ou moins violemment l'un de ses contemporains se croit obligé de s'excuser par un mot ou un geste poli. Ici, rien de pareil! On bouscule, on secoue, on écarte les gens de la main, du coude, des reins, on se fraie un passage comme on peut, coûte que coûte, et si par hasard quelqu'un proteste, celui ou ceux qui ont motivé ses récriminations n'ont pas même l'air de les avoir entendues. C'est la lutte pour la cote.
Partout ailleurs, l'homme affairé qui heurte plus ou moins violemment l'un de ses contemporains se croit obligé de s'excuser par un mot ou un geste poli. Ici, rien de pareil! On bouscule, on secoue, on écarte les gens de la main, du coude, des reins, on se fraie un passage comme on peut, coûte que coûte, et si par hasard quelqu'un proteste, celui ou ceux qui ont motivé ses récriminations n'ont pas même l'air de les avoir entendues. C'est la lutte pour la cote.
Un homme vigoureux qui, remis de l'étonnement causé par ces premières secousses, a repris son sang-froid et s'est décidé à rendre bourrades pour bourrades, n'a pas à regretter de s'être aventuré dans ce singulier milieu, où l'une des plaisanteries les plus en vogue consiste à envoyer un vigoureux coup de poing au milieu de la corbeille (on nomme ainsi le cercle réservé aux agents de change) le chapeau de l'inoffensif curieux assez osé pour s'accouder à la balustrade qui clôture le sanctuaire de ces officiers ministériels.
Voici comment s'exécute cette séculaire facétie. Un inconnu s'est glissé après un travail surhumain jusqu'à la rampe recouverte d'acajou et est parvenu à s'installer entre deux commis d'agents de change attendant les ordres de leurs patrons. La figure étonnée du sujet, les efforts qu'il fait pour saisir le sens des exclamations qu'il entend et qui donnent à sa physionomie un abrutissement symptomatique, le dénoncent rapidement à ses voisins pour un homme qui n'est pas du bâtiment, qu'aucune spéculation n'amène dans ces parages, et qui n'est poussé que par un blâmable sentiment de curiosité. Ceux-ci, après s'être assurés par une série de signes interrogatifs qui constituent un véritable langage maçonnique, que l'intrus n'a été introduit près du tabernacle par aucun des pontifes du voisinage, signalent immédiatement par d'autres signes pas moins maçonniques, la présence de l'intrus à quelque jeune spécialiste du coup du chapeau. Celui-ci, un gaillard généralement jeune et agile, fond alors sur la victime qu'on lui a désignée, s'élance sur ses épaules, et, tendant brusquement au garde un de ces papiers sur lesquels s'inscrivent les ordres de vente ou d'achat que les agents lancent dans la corbeille après les avoir exécutés, envoie du même coup rouler dans l'enceinte réservée le couvre-chef du spectateur, d'autant plus exaspéré de ce mauvais tour que son chapeau était plus battant neuf au moment de son essor, et qu'il lui revient après cette absence dans un état aussi déplorable que celui du pigeon du bon Lafontaine après ses regrettables excursions dans l'inconnu.
Si la victime tient à ses effets et fait mine de se plaindre, elle est huée avec une unanimité complète; si elle s'obstine à protester, elle est expulsée par mille mains qui l'éloignent insensiblement du lieu de l'agression, de telle sorte que, si elle persiste à vouloir en tirer vengeance, elle s'adresse à des gens qui n'en ont même pas été témoins et l'envoient promener en lui répondant que ce ne sont pas leurs affaires, et ajoutent, pour le consoler, que l'accident s'est déjà souvent produit. Il lui reste à remettre sur sa tête l'objet informe qu'on lui a rendu, et de faire réparer par un vigoureux coup de fer les dégâts subis par sa coiffure.
Pour éviter pareil désagrément, le plus sage est de ne pas se lancer dans la fournaise, de monter l'escalier qui s'ouvre à gauche sous le péristyle et de s'installer à l'une des baies du premier étage.
Pour arriver jusque-là, le passage est difficile, et il faut lutter courageusement pour traverser le vestibule où le double courant des arrivants et des sortants établit un remous incessant qu'on ne parvient pas à franchir d'un seul élan.
La traversée est parfois longue, toujours pénible; elle exige un sang-froid inébranlable pour profiter de toutes les circonstances favorables et une persévérance opiniâtre; mais une fois parvenu aux premières marches, on a la délicieuse sensation du naufragé qui vient d'échapper aux assauts de la tempête et met le pied sur la terre ferme.
La traversée est parfois longue, toujours pénible; elle exige un sang-froid inébranlable pour profiter de toutes les circonstances favorables et une persévérance opiniâtre; mais une fois parvenu aux premières marches, on a la délicieuse sensation du naufragé qui vient d'échapper aux assauts de la tempête et met le pied sur la terre ferme.
Le boursier dans l'exercice de son métier, comme l'ours au Jardin des plantes, gagne à être vu de haut.
Considéré du balcon, il peut être intéressant à étudier; si l'on a l'imprudence de descendre dans la fosse où il prend ses ébats, il peut devenir dangereux, et, s'il n'y a pas d'exemple qu'on en ait vu jouer aux boules avec les crânes décharnés des audacieux qui s'étaient aventurés au milieu d'eux, bon nombre de ces téméraires sont sortis tête nue de l'enceinte, trop heureux d'en être quittes au prix d'un chef-d'oeuvre de Léon ou de quelque d'autre l'Hérissé *. Malgré la sécurité dont on jouit dans ces parages élevés, où, avec le secours d'une bonne lorgnette, on peut considérer impunément l'infinie variété des spéculateurs de toute envergure qui se réunissent chaque jour dans ce marché des valeurs, on n'en a pas moins la tête rompue en moins d'une heure par les clameurs dont il est impossible de se garantir, et, quand on pense que quantité de gens, choisis au hasard, viennent depuis des années chercher leur pain quotidien au milieu de ce tumulte (on m'a montré un employé qui depuis cinquante ans, n'a pas manqué un seul jour), qu'ils résistent à ce tapage infernal, à cette mêlée de tous les instants, c'est ça, il faut l'avouer, qui donne une rude idée, non pas de l'homme, mais de la machine humaine.
C. Y.
L'Illustration, 12 décembre 1891.
* Nota de célestin mira:Léon et l'hérissé sont des chapeliers célèbres de l'époque.
Considéré du balcon, il peut être intéressant à étudier; si l'on a l'imprudence de descendre dans la fosse où il prend ses ébats, il peut devenir dangereux, et, s'il n'y a pas d'exemple qu'on en ait vu jouer aux boules avec les crânes décharnés des audacieux qui s'étaient aventurés au milieu d'eux, bon nombre de ces téméraires sont sortis tête nue de l'enceinte, trop heureux d'en être quittes au prix d'un chef-d'oeuvre de Léon ou de quelque d'autre l'Hérissé *. Malgré la sécurité dont on jouit dans ces parages élevés, où, avec le secours d'une bonne lorgnette, on peut considérer impunément l'infinie variété des spéculateurs de toute envergure qui se réunissent chaque jour dans ce marché des valeurs, on n'en a pas moins la tête rompue en moins d'une heure par les clameurs dont il est impossible de se garantir, et, quand on pense que quantité de gens, choisis au hasard, viennent depuis des années chercher leur pain quotidien au milieu de ce tumulte (on m'a montré un employé qui depuis cinquante ans, n'a pas manqué un seul jour), qu'ils résistent à ce tapage infernal, à cette mêlée de tous les instants, c'est ça, il faut l'avouer, qui donne une rude idée, non pas de l'homme, mais de la machine humaine.
C. Y.
L'Illustration, 12 décembre 1891.
* Nota de célestin mira:Léon et l'hérissé sont des chapeliers célèbres de l'époque.
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