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vendredi 29 juillet 2016

Paris qui disparaît.

Paris qui disparaît.
Le marché du Temple.


Le marché du Temple a vécu: le conseil municipal de Paris, réuni en commission du budget, vient de décider sa démolition, et la vente des terrains qu'il occupe est fixée au 17 décembre: les affiches sont posées.
Depuis longtemps déjà, la décadence avait commencé: le marché jadis si florissant s'en allait à sa mort naturelle, devenait de plus en plus désert, et ils seront peu nombreux, les derniers vendeurs que chassera l'arrivée prochaine des démolisseurs.
Ça et là, cependant, quand vous avez franchi l'entrée où veillent d'accortes commères, offrant au passage des couronnes funéraires, vous découvrez, comme perdus sous la maigre et banale architecture de métal, quelques coins occupés par des marchandes de modes ou de confections à bon marché. Mais que ces étalages de vêtements ont donc un aspect renfrogné! Dans la lumière sale, le mélancolique alignement des vestons et des pantalons sous une voûte de paletots, tout ce lamentable "décrochez-moi ça" n'éveille que des idées moroses. A peine ose-t-on sourire au passage devant quelque mannequin habillé en veuve, noire sous ses crêpes, ou bien en mariée toute blanche en sa mousseline et sa soie, qui semble comme momifiée sous cette nécropole.





Pourtant, peu de spectacles sont aussi burlesques que l'apparition, à l'angle d'un étalage, de cette veuve solitaire et immobile sur ses trois pieds avec, sous son voile, un visage de carton peint tout resplendissant de bonheur.



Le marché du Temple.
Souvenirs et regrets.

En revanche, la mariée d'à côté, lamentable et grotesque dans ses habits de fêtes, n'a pas l'air d'éveiller des idées bien folâtres dans l'esprit de telle pauvre femme qui passe avec son enfant et qui jette sur le costume nuptial un regard plutôt chargé d'amertume.
Assises devant leurs boutiques, les marchandes guettent le passage de la pratique. En été, la chaleur est infernale dans cette solitude; mais, en hiver, c'est le froid noir et boueux. Ces dames, alors, sont uniformément emmitouflées de tricots, de fichus, de pèlerines, de mouchoirs enchevêtrés, superposés, noués et épinglés, sans autre souci que celui de défendre contre les vents coulis la douillette personne enfouie à l'intérieur de cet amas.
Du fond de chacun de ces informes paquets deux yeux avides ne cessent de scruter les deux bouts de la galerie déserte. Dès son apparition, le moindre passant est immédiatement jaugé, taxé, classé. A mesure qu'il avance, les paquets s'animent, se dressent, lui barrent la route; de leur masse sombre deux bras surgissent, canalisant la victime vers le magasin dont l'entrée est marquée par la chaufferette restée là comme un piédestal déserté par la statue qu'il portait. En même temps, une voix souvent, hélas! inharmonieuse, s'échappant des profondeurs de la laine aux multiples replis, prodigue aux malheureux les paroles les plus flatteuses, les accents les plus persuasifs. Quiconque fait mine d'hésiter en a pour une heure; qui s'arrête est perdu. Dix fois l'insinuante et astucieuse commerçante le laissera s'éloigner, jurant qu'au prix qu'elle offre elle perd; et dix fois elle le rappellera avant qu'il atteigne la sphère d'attraction de la boutique suivante.
Au premier étage, le Carreau est un marché autrement vivant et animé. Là, le commerce n'est plus soumis au décorum, même vague, que toute boutique, si modeste soit-elle, impose à son boutiquier. Au rez-de-chaussée, on paie des patentes, mais ici, chacun peut, moyennant un sou par personne et deux sous par paquet, entrer à sa guise, étaler ses marchandises par terre, sur le carreau et attendre les clients qui paient, eux aussi, un sou pour entrer. Au coup de cloche de midi, acheteurs et marchands doivent déménager, ces derniers avec leur fonds de magasin, les autres avec leurs emplettes.
L'obligation d'emporter chaque jour les marchandises non vendues n'existe pas pour les négociants fortunés qui peuvent payer à la Ville la somme de 20 francs par mois la location de l'une des trois ou quatre cents armoires fermant à clefs dont est garni le pourtour de la salle. Et parmi ces gros bonnets de la brocante, il en est, m'affirme-t-on, qui ne se feraient pas couper les deux oreilles pour 300.000 francs. On peut s'étonner du fait. La raison d'être de ce marché n'est-elle pas, précisément, de permettre aux pauvres diables, et uniquement à eux, de gagner leur vie en vendant au jour le jour, presque sans frais, de misérables et piteux objets pour lesquels la moindre échoppe serait un magasin trop luxueux et trop cher? Car il faut les voir ces pauvres marchandises qu'apportent les véritables malheureux!
Ils viennent, ceux-là, j'imagine, essayer de vendre dans un moment de noire misère le superflu peut être (et quelquefois le nécessaire) de leur mince garde-robe ou de leur mobilier, des nippes sur lesquelles le Mont-de-Piété ne prêterait pas un centime. Combien de ces pauvres gens s'en vont la mort dans l'âme, quand sonne l'heure de la fermeture, obligés de remporter leur ramassis d'objets sans valeur, de lamentables défroques et regrettant les trois sous que leur a coûté cette infructueuse tentative!
A côté de ces choses tristes, il vous arrive d'assister à des scènes amusantes, comme les péripéties, dont je fus témoin, de l'achat d'un chapeau haut de forme par un compagnon charpentier.




Cet aimable garçon, en tenue de travail, le mètre dépassant correctement la petite poche spéciale du large pantalon, souriait d'aise pendant que le marchand lui essayait une collection de coiffures toutes plus comiques les unes que les autres. C'était, à n'en pas douter, pour la noce de quelque ami, sinon même pour la sienne, et par avance son air épanoui disait qu'il s'en promettait un plaisir extrême.
Tout près de là, un couple tout à fait sans façon était en grande conférence pour l'acquisition d'une magnifique robe, au corsage à la dernière mode.




"Madame" essayait en public, sans aucune gène. Elle avait commencé par le corset, et cela avait été tout seul; puis était venue la jupe, dont elle faisait valoir les plis avec la coquetterie d'une cliente du meilleur faiseur. Maintenant on en était au corsage, point délicat! La cliente critiquait certains plis du dos qu'elle tâchait d'apercevoir et, surtout, d'accentuer, en se contorsionnant devant la glace que tenait la marchande; et celle-ci, comme de juste, défendait en beau langage sa marchandise, tandis que "Monsieur", spectateur intéressé, traduisait son admiration en termes aussi expressifs que peu académiques. Il fallut qu'un coup d’œil furieux de sa compagne lui fit sentir combien les marques intempestives de sa satisfaction étaient maladroites.

                                                                                                            L. Sabattier.

L'illustration, 23 novembre 1901.

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