Les Indiens à Paris.
Au moment où les Indiens (Peaux-rouges) sont refoulés par les Etats-Unis dans leurs "réserves", et où cette race, dont les trois quarts ont disparu depuis la conquête, se voit dans l'alternative ou de se civiliser ou de disparaître, il est pour le moins curieux et intéressant de voir séjourner en Europe une grande caravane de ces "habitants des prairies" frères des Pieds-Noirs, des Cœurs d'Alênes, des Nez-Percés, des Vilaines-Faces et des Serpents, que les romans de Fenimore Cooper ont rendus si populaires au commencement de ce siècle.
C'est dans un campement de 60.000 mètres d'étendue, route de la révolte, aux portes de Neuilly, qu'est installé un célèbre chasseur de bisons, le colonel F. W. Cody, qui s'est surnommé lui-même Buffalo-Bill, c'est à dire Guillaume Bison*, et qui est bien certainement l'une des figures les plus pittoresques et les plus originales de la jeune Amérique .
De taille gigantesque, les épaules larges, le visage mâle à moustaches énormes, encadré de long cheveux bouclés, le colonel a commencé par être ce que l'on appelle un Indian Scout, c'est à dire un guide des troupes américaines dans leur lutte contre les Indiens. Chasseur infatigable, tireur incomparable, adroit à défier les riflemen les plus habiles; cavalier hors ligne, d'une énergie indomptable, capable de résister aux intempéries comme aux fatigues et aux éléments, habitué à déjouer les ruses des Peaux-Rouges, depuis sa plus tendre jeunesse; faut-il s'étonner qu'il obtienne à Paris, comme récemment à Londres, un succès colossal de curiosité?
Le campement de Buffalo Bill est hérissé de tentes pointues et bariolées, dressées en cercle sur un immense plateau où elles forment un vrai village. Accroupis devant les portes, quelques groupes d'Indiens, le visage et les mains peinturlurés d'ocre rouge relevé d'ornements multicolores, et la tête couronnée de plumes et d'attributs sauvages plantés dans une chevelure noire, huileuse et tressée, sont gravement occupé à ne rien faire. Sauf la couleur, le type ne diffère pas sensiblement de notre race. Presque tous paraissent intelligents; ils ont le nez droit, les yeux rieurs et bien fendus et les traits fins. Leur costume ne manque pas d'étrangeté. Il se compose essentiellement d'une chemise en laine bleue bordée de jaune, et d'une grande pièce de même étoffe, sans forme, dans laquelle ils se drapent volontiers. Leurs jambes nues sont enveloppées dans des "jambières" retenues à la taille par des courroies latérales et par une ceinture. Cette culotte primitive est complété par un caleçon de bains.
Dans les écuries en plein vent, tous rangés en bon ordre, plusieurs pelotons de petits chevaux, à la tête fine, aux jarrets nerveux. Les buffles sont parqués en troupeaux dans une prairie clôturée; leur tête et leurs épaules sont couvertes d'une épaisse toison, couleur marron foncé; leur front est orné de petites cornes très aiguës.
Outre des Sioux et des Apaches, le campement de Neuilly referme une centaine de "Western prairie Cowboys", sans compter les trappeurs, les pionniers, et c'est une troupe de deux cents personnes qui, dans un cirque gigantesque, fait assister 20.000 spectateurs aux danses les plus bizarres, aux luttes guerrières, à une chasse aux chevaux sauvages pris au lazzo et sellés de force, et à une poursuite de bisons ou buffles très émouvante et mouvementée. Une musique composée uniquement de tambours au son aigre et voilé à la fois, accompagne les fantasias des cowboys, les charges des cavaliers et les danses militaires. la lutte corps à corps des Indiens avec les jeunes chevaux indomptés est d'un intérêt saisissant.
Trois côtés du cirque sont en estrade. Le quatrième côté, qui fait le fond du tableau dans la direction des fortifications, est garni par une sorte de panorama grandiose, représentant les premiers escarpements d'une chaîne de montagnes. Des rochers au premier plan complètent l'illusion. Au centre du cirque, s'élève une tribune, d'où, pendant les représentations, un appariteur explique les diverses phases du spectacle.
C'est merveille de voir passer, comme en une chasse infernale ou une fantasia échevelée, ces modernes centaures, superbes métis aux larges épaules et à la longue chevelure, Indiens tatoués aux coiffures bizarre, cowboys accrochés à leurs mustangs; Red Shirt (la chemise rouge) le grand chef des Indiens; Rockey-Bear (l'ours des rochers), miss Oakley**, la fameuse "reine du rifle", qui, sur un cheval au galop de charge, se fait un jeu de briser à balle autant de boules de verre qu'on lui en lance.
L'Indien ne quitte les bras maternels que pour le mustang de son père; l'animal est toujours prêt, bridé ou non; l'enfant lui saute sur le cou, sur la croupe, se suspend à l'un de ses flancs, sans harnais et sans rênes; si rapide que soit la bête, toujours ventre à terre, il ne l'arrête jamais, ni pour en descendre ni pour y remonter. Ces courses à fond de train, au milieu des cris les plus divers; ces batailles simulées entre cowboys et Peaux-Rouges; ces fusillades sans fin; ces poursuites à bride abattue, accrochés à la crinière des chevaux, au milieu d'une galopade fougueuse et désordonnée d'Indiens aux costumes éclatants et bizarres; tout cela fait revivre aux yeux du spectateur un monde de souvenirs et ressuscite un passé qui tend chaque jour à disparaître.
Et l'on se transporte alors par la pensée dans ces "prairies" dont les blancs ont dépossédé les Indiens, pour obéir à la loi fatale qui pousse les colons vers l'ouest, et l'on constate que la race rouge, qui était considérée comme rebelle à toute civilisation, a fait des progrès incontestables et qu'elle disparaîtra non par extinction, mais par voie d'absorption et de mélange avec la race blanche.
Sans doute les traités ont consacré et légitimé la dépossession des Peaux-Rouges et le prix de la terre a été payé à l'Indien en cadeaux et en argent. Mais les agents des Etats-Unis n'ont point laissé passer ces indemnités sans en retenir une part. Si elles arrivaient par exception jusqu'au Peau-Rouge, c'est qu'elle étaient composées de marchandises avariées et sans emploi.
D'autre part, on dit au Peau-Rouge: "La colonisation vous pousse vers l'extrême ouest, où nous nous avançons chaque jour de plus en plus; ils nous faut une partie de vos terres et vous resterez dans l'autre, dont les limites sont rigoureusement tracées. Là, vous pourrez cultiver le sol." Et le Peau-Rouge de répondre avec colère qu'il veut garder ses prairies, qu'il est né pour chasser le buffle, et que l'agriculture n'est pas son fait.
La tradition indienne veut que la race disparaisse le jour où il n'y aura plus de buffles. Aussi les Indiens, lorsqu'on veut les refouler dans des réserves, s'écrient: " Nous aimons mieux mourir d'une balle que de mourir de faim."
Nombre d'Indiens pourtant se montrent plus disposés aux travaux de la terre. Les cinq grandes nations du Sud ont volontiers accepté les réserves qui leur étaient indiquées; mais les Peau-Rouges adolescents paraissent assez rebelles, tandis que les vieux chefs, les anciens des tribus se résignent au confinement.
"Singulière race, disait notre ami L. Simonin, la nature lui a généreusement départi le plus beau sol qui existe au monde, sol de riches alluvions, épais et plat, bien arrosé; et cependant cette race n'est pas encore sortie de l'étape primitive qu'à dû parcourir partout l'humanité au début de son évolution: celle de peuple chasseur, nomade, celle de l'âge de pierre!" Si les blancs ne lui avaient pas apporté le fer, ils auraient encore des armes en silex. Les Indiens fuient le travail, hors la chasse et la guerre; chez eux la femme fait toute la besogne. Quel contraste avec la race qui l'entoure, si travailleuse, si occupée, qui a un si grand respect de la femme! Cette race les enserre, les étreint, et c'en est fait des Peaux-Rouges, s'ils ne consentent à rentrer dans les réserves. Même dans ces réserves, l'industrie et les arts naîtront-ils? A part une grossière préparation des viandes et le tannage des peaux et des fourrures, l'industrie est nulle. Le nègre africain tisse au moins et teint les étoffes; l'Indien est moins avancé.
Toutes les races indiennes ont entre elles des caractères communs; elles sont nomades, vivent de pêche, surtout de chasse, et suivent le buffle dans touts ses migrations. Un régime absolument démocratique et une sorte de communauté règlent toutes les relations des membres d'une même tribu vis-à-vis les uns des autres. Les chefs sont nommés à l'élection et pour un temps; parfois pourtant le fils de la sœur du chef succède à son oncle. "Le plus courageux, celui qui a tué le plus de buffles, celui qui a fait quelque action d'éclat, celui qui parle avec le plus d'éloquence, tous ceux-là ont le droit d'être chefs." Tant qu'un chef se conduit bien, il reste à la tête de la tribu; pour peu qu'il démérite, il est remplacé. Les chefs mènent les bandes à la guerre. Il n'y a aucun juge dans les tribus; chacun se fait justice à lui-même et applique la loi à sa guise.
Toutes les tribus chassent et se battent de la même façon, à cheval, avec la lance, l'arc et les flèches, à défaut de revolvers ou de carabines.. Le bouclier est leur arme défensive. Elles vivent uniquement de buffles et se recouvrent de la peau de cet animal qu'elles tannent avec sa cervelle. "Elles scalpent l'ennemi mort et se parent de sa chevelure. Elles pillent et dévastent ses propriétés, amènent captifs les femmes et les enfants et souvent infligent d'atroces tortures, avant de le faire mourir, au vaincu tombé vivant entre leurs mains. Les squaws auxquelles on abandonne le prisonnier, se montrent envers de lui d'une cruauté révoltante, arrachant les yeux, la langue, les ongles du patient, lui brûlant, lui coupant un jour une main, l'autre jour un pied. Quand on a bien tourmenté le captif, on allume un feu de charbon sur son ventre, et l'on danse en rond en hurlant. Presque tous les Peaux-Rouges commettent froidement ces atrocités envers les blancs, dès qu'ils sont en lutte avec eux."
Le Peau-Rouge, partout, brave le danger et n'a nul souci des intérêts matériels. Il improvise avec une remarquable facilité, et professe pour le blanc une haine invétérée: voilà les traits caractéristiques du Peau-Rouge. Ajoutons aussi qu'il a le culte des morts.
L. Simonin a vu, au fort Laramie, le cercueil de Moneka, fille du chef de la bande des Brûlés, que ses parents venaient visiter à de courts intervalles. C'était une caisse rectangulaire en bois de cèdre, portée en plein air sur quatre piquets, selon la coutume indienne. Une couverture rouge la recouvrait. Entre autres cérémonies, pour l'enterrement ou plutôt les obsèques, on avait immolé les deux poneys de la défunte; on cloua leurs têtes sur les piquets qui portaient la sienne, et leurs queues là où elle avait les pieds, et l'on mit devant elle deux petits tonnelets remplis d'eau, "pour que les chevaux puissent boire dans leur longue course vers les prairies heureuses où ils allaient emporter Moneka, vers ces prairies où l'Indien chasse le bison sans jamais être fatigué."
Tandis que les Peaux-Rouges, pour la plupart élancés, grands, robustes, ont les traits fiers, l’œil profond, le visage régulier, les femmes sont plutôt de petite stature, de formes lourdes et sans élégance; leur physionomie, exprime la tristesse, la résignation, la lassitude.
Pendant que l'Indien passe son temps à chasser, songer à sa parure, discourir et aller en guerre, la squaw fait tous les gros travaux, ploie et déploie la tente conique ou loge qu'elle installe sur de longs piquets, fait la cuisine, soigne les enfants, tanne les peaux, habille toute la maison, porte en route tout le bagage.
Sachems et squaws ont la peau bistrée, allant de la couleur du chocolat à celle du cuivre; de là le nom de Peaux-Rouges sous lequel on désigne les Indiens, surtout ceux d'Amérique du Nord. "Leurs cheveux, noirs, longs, raides, jamais crépus, ne blanchissent pas. La barbe est rare et même absente, parce qu'elle s'épile soigneusement. La prunelle de l’œil est noire, le regard sérieux, les paupières toutes obliques. Dans les crânes, l'orbite de l’œil est large, carrée; les pommettes sont saillantes, les lèvres fines, serrées; le nez est aquilin. Les extrémités des membres sont délicates et délicats aussi les membres eux-mêmes. La démarche est majestueuse, principalement chez les chefs.
Quand ils sont endimanchés, ils portent cravate, chemise, gilet à l'européenne, avec un chapeau de feutre noir. La couverture de laine, bleue ou rouge, jetée sur les épaules et serrée à la taille, remplace la robe indigène velue en peau de bison. Quelques uns abandonnent les jambières en peau de daim ou bas de cuir pour revêtir des pantalons de drap dont ils ont eu soin d'enlever le fond. Il n'y a presque pas de différence entre le costume des hommes et celui des squaws. Tous les Indiens sont chaussés de mocassins ou sandales en peau de daim, ornées par les femmes de dessins élégants faits de perles enfilées. Tous ont aux doigts de nombreuses bagues, et au cou, sur la poitrine, aux oreilles, diverses parures en os, en métal, en coquilles nacrées. Leurs cheveux sont divisés en deux tresses, chacune pendant sur le côté, enroulée dans une bandelette de drap. La raie sur le milieu de la tête est, selon l'usage, peinte en vermillon. Une petite queue tressée descend derrière la tête, c'est la queue du scalp, que le guerrier arrache avec la peau du crâne, quand il a tué son ennemi à la guerre; il la porte alors comme un trophée, une décoration.
Jadis les bisons d'Amérique formaient des troupeaux interminables, composés de milliers et même de millions d'individus qui traçaient de véritables routes dans la prairie et traversaient les fleuves sur la glace ou à la nage. Mais ce "roi de la prairie", dont le royaume s'étendait du 30e au 64e degré de latitude nord, est confiné aujourd'hui au midi, dans quelques territoires du Texas, du Colorado et du Kansas, sur les frontière de l'Oklahoma, dans une partie du Montana et des districts avoisinants. On s'en étonnera peu quand on saura qu'en moins de quatre mois, en 1872, les chasseurs de Dodge-City (Wisconsin) abattirent 50.000 bisons, et que, dans les trois années 1881, 1882 et 1883, on en a tué 5.500.000.
Depuis quelques années, la peau de bison est employée pour la fabrication des cuirs, et dans le Kansas seul, les buffalo skimers (écorcheurs de bisons) ont massacré dans ce but, en quelques années, plus de un million de bisons.
Si le cuir du bison est poreux et de qualité inférieure, sa chair n'est pas moins désagréable; elle a été de tout temps la nourriture des tribus indiennes. Les morceaux les plus délicats sont mangés frais; le reste est transformé en conserve sous le nom de pemmican (pénikéhigan) qui est, paraît-il d'un excellent goût. Découpée en lanières, cette chair est desséchée sur des claies de bois, ou bien réduite en petits morceaux, arrosée de graisse fondue, avec laquelle on la mélange; elle est cousue dans des peaux de bisons, et en se refroidissant elle devient dure comme de la pierre.
Le métier de tueur de bison exige une santé de fer; aussi n'est-il pas rare de voir, comme en 1871, des chasseurs moins robustes que d'autres périr de fatigue ou de froid dans le nord du Kansas.
Les tribus indiennes, restées nomades, ne vivent que de chasse. Elles campent sous la tente, faite de peaux de bison ou de grosse toile tissée par les blancs. "La tente, loge ou wigwam, est pour l'ordinaire conique et soutenue par de longs piquets croisés. On y entre en rampant par une étroite ouverture. Au milieu est suspendu à une chaîne, ou à une corde, le chaudron où cuisent les aliments. Le feu ne s'éteint jamais, la fumée ne s'échappe qu'à demi par le haut de la tente, mais l'Indien ne s'en préoccupe point. Les peaux de bisons étendues par terre en-dedans, tout autour de la loge, servent à la fois de lits, de canapés, de sièges." Toute la famille couche dans la même hutte. Dans le jour, on y reçoit ses amis, on joue aux cartes et à une sorte de morra, ou l'on cause à voix basse, tandis que le calumet circule de bouche en bouche. "Les hommes s'amusent; les femmes vont, viennent, portent de l'eau, allaitent les enfants, dépècent les quartiers de venaison, tisonnent le feu, préparent les peaux de bisons ou de castor, étrillent même les chevaux."
Les Indiens font la guerre et la chasse, à cheval, avec la lance, l'arc, la hache ou plutôt la massue ou casse-tête, le tomahawk, comme armes offensives et souvent un vieux fusil ou un revolver.
Leurs petits chevaux sont souples comme des chats.
Nombre d'Indiens ont déjà reconnu l'utilité de l'instruction et de l'éducation. Au bout de deux ans de séjour à l'Institution de Hampton (Virginie)*** de jeunes prisonniers Chéyennes ont refusé de retourner dans leurs tribus.
Ce premier noyau s'est accru progressivement de jeunes boys, appartenant aux Sioux, aux Gros-Ventres, aux Rees et aux Mandans. Pour chacun de ces élèves indiens, le gouvernement s'engage à contribuer pour une somme annuelle de 150 dollars, pendant le temps réservé à l'école, et il en est récompensé, car l'Indien se livre à l'étude avec un plaisir extrême et une rare application. La page imprimée, "le papier qui parle" a un véritable attrait pour lui.
On enseigne aux garçons les métiers de cordonnier, charron, ferblantier, tailleur, imprimeur, briquetier, etc., sans que pour cela la lecture et l'écriture soient négligées. En été, l'Institution va camper: on chasse, on pêche, on se promène en canot, on monte à cheval. Puis, à l'époque de la moisson, les fermes des environs reçoivent un certain nombre de petits Indiens, comme travailleurs en journée avec les ouvriers américains. Ils contractent insensiblement l'habitude des mœurs agricoles. L'éducation mixte, c'est à dire des deux sexes à la fois, est considérée comme indispensable.
Un second collège indien a été crée à Carlisle (Pensylvanie)****; il compte actuellement 200 élèves, dont 60 filles qui apprennent le tissage de la laine, la confection des habits et tous les travaux du ménage. Aussi les chefs Peaux-Rouges admirent-ils les résultats obtenus.
Dans toutes les conférences d'Indiens, soit devant le président des Etats-Unis, soit devant le ministre de l'intérieur, le sachem qui doit parler se lève, serre la main aux personnes les plus rapprochées de lui, allume le calumet, en tire une bouffée et le passe à chacun: "Père, fume et écoute ce que je vais te dire." Puis il revient à sa place au milieu du cercle et prononce un discours rapide, sans hésitation, formé de phrases courtes, hachées; on dirait qu'il récite par cœur. Sa pose, le débit, le geste, laissent rarement à désirer. Dans les griefs qu'il formule d'ordinaire, il reproche aux Américains d'avoir détruit les bois et les prairies, tué le daim, l'élan, l'antilope et le bison, non pour les manger, mais pour les laisser pourrir là où ils tombent.
C'est par l'effet d'une loi générale de la nature que les sauvages des prairies s'éteignent devant l'envahissement de l'homme civilisé, sans que celui-ci y apporte le plus souvent aucun esprit de domination, d'asservissement, de cruauté.
Qu'arrivera-t-il des Peaux-Rouges? S'ils vont dans les réserves, ils perdront, comme leurs frères des bords atlantique, leurs coutumes, leurs mœurs sauvages, se plieront à la vie agricole et sédentaire et leur pays passera du rang de territoire à celui d'Etat. Alors il sera confondu avec le blanc, dont il ne se distinguera pas plus, après quelques générations, que le Franc ne se distingue du Gaulois chez nous, et le Normand du saxon dans le Royaume-Uni.
S'ils ne se soumettent pas, ce sera une guerre impitoyable entre deux races de couleur et de mœurs différentes, guerre sans merci comme on en a vu tant d'exemples sur le sol américain. Cette guerre sera courte et sera la dernière: poursuivi, traqué, l'Indien y succombera fatalement.
De toute façon, le Peau-Rouge, historiquement parlant, est à la veille de disparaître à jamais. Ce que la petite vérole et d'autres maladies, ce que "l'eau de feu", le wisky ont mis deux siècles à faire, c'est à dire à réduire de moitié la population indienne, la colonisation l'achèvera en quelques années. Avant une génération il n'y aura plus d'Indiens, ils auront disparu sans laisser de traces dans l'histoire de l'humanité.
V. Morans.
Journal des Voyages, dimanche 16 juin 1889.
*Nota de Célestin Mira: Buffalo Bill accompagné d'une troupe d'Indiens et d'Annie Oakley, fut présent à Paris lors de l'Exposition universelle de 1889. Sa première exhibition fut effectuée en présence de Sadi Carnot, président de la République et de 10.000 spectateurs.
Une image satirique, parue dans Puck magazine montre Buffalo Bill assis sur les genoux de la France, et le général Boulanger, vociférant, à qui il a volé la vedette, à droite sur le dessin.
** Miss Annie Oakley était une tireuse hors pair, gagnant tous les concours de tirs en battant les meilleurs gâchettes des Etats-Unis. Elle était capable de toucher les cendres d'une cigarette tenue en bouche par son mari! Elle rejoint le Buffalo Bill Wild West Show en 1885.
***
De taille gigantesque, les épaules larges, le visage mâle à moustaches énormes, encadré de long cheveux bouclés, le colonel a commencé par être ce que l'on appelle un Indian Scout, c'est à dire un guide des troupes américaines dans leur lutte contre les Indiens. Chasseur infatigable, tireur incomparable, adroit à défier les riflemen les plus habiles; cavalier hors ligne, d'une énergie indomptable, capable de résister aux intempéries comme aux fatigues et aux éléments, habitué à déjouer les ruses des Peaux-Rouges, depuis sa plus tendre jeunesse; faut-il s'étonner qu'il obtienne à Paris, comme récemment à Londres, un succès colossal de curiosité?
Le campement de Buffalo Bill est hérissé de tentes pointues et bariolées, dressées en cercle sur un immense plateau où elles forment un vrai village. Accroupis devant les portes, quelques groupes d'Indiens, le visage et les mains peinturlurés d'ocre rouge relevé d'ornements multicolores, et la tête couronnée de plumes et d'attributs sauvages plantés dans une chevelure noire, huileuse et tressée, sont gravement occupé à ne rien faire. Sauf la couleur, le type ne diffère pas sensiblement de notre race. Presque tous paraissent intelligents; ils ont le nez droit, les yeux rieurs et bien fendus et les traits fins. Leur costume ne manque pas d'étrangeté. Il se compose essentiellement d'une chemise en laine bleue bordée de jaune, et d'une grande pièce de même étoffe, sans forme, dans laquelle ils se drapent volontiers. Leurs jambes nues sont enveloppées dans des "jambières" retenues à la taille par des courroies latérales et par une ceinture. Cette culotte primitive est complété par un caleçon de bains.
Dans les écuries en plein vent, tous rangés en bon ordre, plusieurs pelotons de petits chevaux, à la tête fine, aux jarrets nerveux. Les buffles sont parqués en troupeaux dans une prairie clôturée; leur tête et leurs épaules sont couvertes d'une épaisse toison, couleur marron foncé; leur front est orné de petites cornes très aiguës.
Outre des Sioux et des Apaches, le campement de Neuilly referme une centaine de "Western prairie Cowboys", sans compter les trappeurs, les pionniers, et c'est une troupe de deux cents personnes qui, dans un cirque gigantesque, fait assister 20.000 spectateurs aux danses les plus bizarres, aux luttes guerrières, à une chasse aux chevaux sauvages pris au lazzo et sellés de force, et à une poursuite de bisons ou buffles très émouvante et mouvementée. Une musique composée uniquement de tambours au son aigre et voilé à la fois, accompagne les fantasias des cowboys, les charges des cavaliers et les danses militaires. la lutte corps à corps des Indiens avec les jeunes chevaux indomptés est d'un intérêt saisissant.
Trois côtés du cirque sont en estrade. Le quatrième côté, qui fait le fond du tableau dans la direction des fortifications, est garni par une sorte de panorama grandiose, représentant les premiers escarpements d'une chaîne de montagnes. Des rochers au premier plan complètent l'illusion. Au centre du cirque, s'élève une tribune, d'où, pendant les représentations, un appariteur explique les diverses phases du spectacle.
C'est merveille de voir passer, comme en une chasse infernale ou une fantasia échevelée, ces modernes centaures, superbes métis aux larges épaules et à la longue chevelure, Indiens tatoués aux coiffures bizarre, cowboys accrochés à leurs mustangs; Red Shirt (la chemise rouge) le grand chef des Indiens; Rockey-Bear (l'ours des rochers), miss Oakley**, la fameuse "reine du rifle", qui, sur un cheval au galop de charge, se fait un jeu de briser à balle autant de boules de verre qu'on lui en lance.
L'Indien ne quitte les bras maternels que pour le mustang de son père; l'animal est toujours prêt, bridé ou non; l'enfant lui saute sur le cou, sur la croupe, se suspend à l'un de ses flancs, sans harnais et sans rênes; si rapide que soit la bête, toujours ventre à terre, il ne l'arrête jamais, ni pour en descendre ni pour y remonter. Ces courses à fond de train, au milieu des cris les plus divers; ces batailles simulées entre cowboys et Peaux-Rouges; ces fusillades sans fin; ces poursuites à bride abattue, accrochés à la crinière des chevaux, au milieu d'une galopade fougueuse et désordonnée d'Indiens aux costumes éclatants et bizarres; tout cela fait revivre aux yeux du spectateur un monde de souvenirs et ressuscite un passé qui tend chaque jour à disparaître.
Et l'on se transporte alors par la pensée dans ces "prairies" dont les blancs ont dépossédé les Indiens, pour obéir à la loi fatale qui pousse les colons vers l'ouest, et l'on constate que la race rouge, qui était considérée comme rebelle à toute civilisation, a fait des progrès incontestables et qu'elle disparaîtra non par extinction, mais par voie d'absorption et de mélange avec la race blanche.
Sans doute les traités ont consacré et légitimé la dépossession des Peaux-Rouges et le prix de la terre a été payé à l'Indien en cadeaux et en argent. Mais les agents des Etats-Unis n'ont point laissé passer ces indemnités sans en retenir une part. Si elles arrivaient par exception jusqu'au Peau-Rouge, c'est qu'elle étaient composées de marchandises avariées et sans emploi.
D'autre part, on dit au Peau-Rouge: "La colonisation vous pousse vers l'extrême ouest, où nous nous avançons chaque jour de plus en plus; ils nous faut une partie de vos terres et vous resterez dans l'autre, dont les limites sont rigoureusement tracées. Là, vous pourrez cultiver le sol." Et le Peau-Rouge de répondre avec colère qu'il veut garder ses prairies, qu'il est né pour chasser le buffle, et que l'agriculture n'est pas son fait.
La tradition indienne veut que la race disparaisse le jour où il n'y aura plus de buffles. Aussi les Indiens, lorsqu'on veut les refouler dans des réserves, s'écrient: " Nous aimons mieux mourir d'une balle que de mourir de faim."
Nombre d'Indiens pourtant se montrent plus disposés aux travaux de la terre. Les cinq grandes nations du Sud ont volontiers accepté les réserves qui leur étaient indiquées; mais les Peau-Rouges adolescents paraissent assez rebelles, tandis que les vieux chefs, les anciens des tribus se résignent au confinement.
"Singulière race, disait notre ami L. Simonin, la nature lui a généreusement départi le plus beau sol qui existe au monde, sol de riches alluvions, épais et plat, bien arrosé; et cependant cette race n'est pas encore sortie de l'étape primitive qu'à dû parcourir partout l'humanité au début de son évolution: celle de peuple chasseur, nomade, celle de l'âge de pierre!" Si les blancs ne lui avaient pas apporté le fer, ils auraient encore des armes en silex. Les Indiens fuient le travail, hors la chasse et la guerre; chez eux la femme fait toute la besogne. Quel contraste avec la race qui l'entoure, si travailleuse, si occupée, qui a un si grand respect de la femme! Cette race les enserre, les étreint, et c'en est fait des Peaux-Rouges, s'ils ne consentent à rentrer dans les réserves. Même dans ces réserves, l'industrie et les arts naîtront-ils? A part une grossière préparation des viandes et le tannage des peaux et des fourrures, l'industrie est nulle. Le nègre africain tisse au moins et teint les étoffes; l'Indien est moins avancé.
Toutes les races indiennes ont entre elles des caractères communs; elles sont nomades, vivent de pêche, surtout de chasse, et suivent le buffle dans touts ses migrations. Un régime absolument démocratique et une sorte de communauté règlent toutes les relations des membres d'une même tribu vis-à-vis les uns des autres. Les chefs sont nommés à l'élection et pour un temps; parfois pourtant le fils de la sœur du chef succède à son oncle. "Le plus courageux, celui qui a tué le plus de buffles, celui qui a fait quelque action d'éclat, celui qui parle avec le plus d'éloquence, tous ceux-là ont le droit d'être chefs." Tant qu'un chef se conduit bien, il reste à la tête de la tribu; pour peu qu'il démérite, il est remplacé. Les chefs mènent les bandes à la guerre. Il n'y a aucun juge dans les tribus; chacun se fait justice à lui-même et applique la loi à sa guise.
Toutes les tribus chassent et se battent de la même façon, à cheval, avec la lance, l'arc et les flèches, à défaut de revolvers ou de carabines.. Le bouclier est leur arme défensive. Elles vivent uniquement de buffles et se recouvrent de la peau de cet animal qu'elles tannent avec sa cervelle. "Elles scalpent l'ennemi mort et se parent de sa chevelure. Elles pillent et dévastent ses propriétés, amènent captifs les femmes et les enfants et souvent infligent d'atroces tortures, avant de le faire mourir, au vaincu tombé vivant entre leurs mains. Les squaws auxquelles on abandonne le prisonnier, se montrent envers de lui d'une cruauté révoltante, arrachant les yeux, la langue, les ongles du patient, lui brûlant, lui coupant un jour une main, l'autre jour un pied. Quand on a bien tourmenté le captif, on allume un feu de charbon sur son ventre, et l'on danse en rond en hurlant. Presque tous les Peaux-Rouges commettent froidement ces atrocités envers les blancs, dès qu'ils sont en lutte avec eux."
Le Peau-Rouge, partout, brave le danger et n'a nul souci des intérêts matériels. Il improvise avec une remarquable facilité, et professe pour le blanc une haine invétérée: voilà les traits caractéristiques du Peau-Rouge. Ajoutons aussi qu'il a le culte des morts.
L. Simonin a vu, au fort Laramie, le cercueil de Moneka, fille du chef de la bande des Brûlés, que ses parents venaient visiter à de courts intervalles. C'était une caisse rectangulaire en bois de cèdre, portée en plein air sur quatre piquets, selon la coutume indienne. Une couverture rouge la recouvrait. Entre autres cérémonies, pour l'enterrement ou plutôt les obsèques, on avait immolé les deux poneys de la défunte; on cloua leurs têtes sur les piquets qui portaient la sienne, et leurs queues là où elle avait les pieds, et l'on mit devant elle deux petits tonnelets remplis d'eau, "pour que les chevaux puissent boire dans leur longue course vers les prairies heureuses où ils allaient emporter Moneka, vers ces prairies où l'Indien chasse le bison sans jamais être fatigué."
Tandis que les Peaux-Rouges, pour la plupart élancés, grands, robustes, ont les traits fiers, l’œil profond, le visage régulier, les femmes sont plutôt de petite stature, de formes lourdes et sans élégance; leur physionomie, exprime la tristesse, la résignation, la lassitude.
Pendant que l'Indien passe son temps à chasser, songer à sa parure, discourir et aller en guerre, la squaw fait tous les gros travaux, ploie et déploie la tente conique ou loge qu'elle installe sur de longs piquets, fait la cuisine, soigne les enfants, tanne les peaux, habille toute la maison, porte en route tout le bagage.
Sachems et squaws ont la peau bistrée, allant de la couleur du chocolat à celle du cuivre; de là le nom de Peaux-Rouges sous lequel on désigne les Indiens, surtout ceux d'Amérique du Nord. "Leurs cheveux, noirs, longs, raides, jamais crépus, ne blanchissent pas. La barbe est rare et même absente, parce qu'elle s'épile soigneusement. La prunelle de l’œil est noire, le regard sérieux, les paupières toutes obliques. Dans les crânes, l'orbite de l’œil est large, carrée; les pommettes sont saillantes, les lèvres fines, serrées; le nez est aquilin. Les extrémités des membres sont délicates et délicats aussi les membres eux-mêmes. La démarche est majestueuse, principalement chez les chefs.
Quand ils sont endimanchés, ils portent cravate, chemise, gilet à l'européenne, avec un chapeau de feutre noir. La couverture de laine, bleue ou rouge, jetée sur les épaules et serrée à la taille, remplace la robe indigène velue en peau de bison. Quelques uns abandonnent les jambières en peau de daim ou bas de cuir pour revêtir des pantalons de drap dont ils ont eu soin d'enlever le fond. Il n'y a presque pas de différence entre le costume des hommes et celui des squaws. Tous les Indiens sont chaussés de mocassins ou sandales en peau de daim, ornées par les femmes de dessins élégants faits de perles enfilées. Tous ont aux doigts de nombreuses bagues, et au cou, sur la poitrine, aux oreilles, diverses parures en os, en métal, en coquilles nacrées. Leurs cheveux sont divisés en deux tresses, chacune pendant sur le côté, enroulée dans une bandelette de drap. La raie sur le milieu de la tête est, selon l'usage, peinte en vermillon. Une petite queue tressée descend derrière la tête, c'est la queue du scalp, que le guerrier arrache avec la peau du crâne, quand il a tué son ennemi à la guerre; il la porte alors comme un trophée, une décoration.
Jadis les bisons d'Amérique formaient des troupeaux interminables, composés de milliers et même de millions d'individus qui traçaient de véritables routes dans la prairie et traversaient les fleuves sur la glace ou à la nage. Mais ce "roi de la prairie", dont le royaume s'étendait du 30e au 64e degré de latitude nord, est confiné aujourd'hui au midi, dans quelques territoires du Texas, du Colorado et du Kansas, sur les frontière de l'Oklahoma, dans une partie du Montana et des districts avoisinants. On s'en étonnera peu quand on saura qu'en moins de quatre mois, en 1872, les chasseurs de Dodge-City (Wisconsin) abattirent 50.000 bisons, et que, dans les trois années 1881, 1882 et 1883, on en a tué 5.500.000.
Depuis quelques années, la peau de bison est employée pour la fabrication des cuirs, et dans le Kansas seul, les buffalo skimers (écorcheurs de bisons) ont massacré dans ce but, en quelques années, plus de un million de bisons.
Si le cuir du bison est poreux et de qualité inférieure, sa chair n'est pas moins désagréable; elle a été de tout temps la nourriture des tribus indiennes. Les morceaux les plus délicats sont mangés frais; le reste est transformé en conserve sous le nom de pemmican (pénikéhigan) qui est, paraît-il d'un excellent goût. Découpée en lanières, cette chair est desséchée sur des claies de bois, ou bien réduite en petits morceaux, arrosée de graisse fondue, avec laquelle on la mélange; elle est cousue dans des peaux de bisons, et en se refroidissant elle devient dure comme de la pierre.
Le métier de tueur de bison exige une santé de fer; aussi n'est-il pas rare de voir, comme en 1871, des chasseurs moins robustes que d'autres périr de fatigue ou de froid dans le nord du Kansas.
Les tribus indiennes, restées nomades, ne vivent que de chasse. Elles campent sous la tente, faite de peaux de bison ou de grosse toile tissée par les blancs. "La tente, loge ou wigwam, est pour l'ordinaire conique et soutenue par de longs piquets croisés. On y entre en rampant par une étroite ouverture. Au milieu est suspendu à une chaîne, ou à une corde, le chaudron où cuisent les aliments. Le feu ne s'éteint jamais, la fumée ne s'échappe qu'à demi par le haut de la tente, mais l'Indien ne s'en préoccupe point. Les peaux de bisons étendues par terre en-dedans, tout autour de la loge, servent à la fois de lits, de canapés, de sièges." Toute la famille couche dans la même hutte. Dans le jour, on y reçoit ses amis, on joue aux cartes et à une sorte de morra, ou l'on cause à voix basse, tandis que le calumet circule de bouche en bouche. "Les hommes s'amusent; les femmes vont, viennent, portent de l'eau, allaitent les enfants, dépècent les quartiers de venaison, tisonnent le feu, préparent les peaux de bisons ou de castor, étrillent même les chevaux."
Les Indiens font la guerre et la chasse, à cheval, avec la lance, l'arc, la hache ou plutôt la massue ou casse-tête, le tomahawk, comme armes offensives et souvent un vieux fusil ou un revolver.
Leurs petits chevaux sont souples comme des chats.
Nombre d'Indiens ont déjà reconnu l'utilité de l'instruction et de l'éducation. Au bout de deux ans de séjour à l'Institution de Hampton (Virginie)*** de jeunes prisonniers Chéyennes ont refusé de retourner dans leurs tribus.
Ce premier noyau s'est accru progressivement de jeunes boys, appartenant aux Sioux, aux Gros-Ventres, aux Rees et aux Mandans. Pour chacun de ces élèves indiens, le gouvernement s'engage à contribuer pour une somme annuelle de 150 dollars, pendant le temps réservé à l'école, et il en est récompensé, car l'Indien se livre à l'étude avec un plaisir extrême et une rare application. La page imprimée, "le papier qui parle" a un véritable attrait pour lui.
On enseigne aux garçons les métiers de cordonnier, charron, ferblantier, tailleur, imprimeur, briquetier, etc., sans que pour cela la lecture et l'écriture soient négligées. En été, l'Institution va camper: on chasse, on pêche, on se promène en canot, on monte à cheval. Puis, à l'époque de la moisson, les fermes des environs reçoivent un certain nombre de petits Indiens, comme travailleurs en journée avec les ouvriers américains. Ils contractent insensiblement l'habitude des mœurs agricoles. L'éducation mixte, c'est à dire des deux sexes à la fois, est considérée comme indispensable.
Un second collège indien a été crée à Carlisle (Pensylvanie)****; il compte actuellement 200 élèves, dont 60 filles qui apprennent le tissage de la laine, la confection des habits et tous les travaux du ménage. Aussi les chefs Peaux-Rouges admirent-ils les résultats obtenus.
Dans toutes les conférences d'Indiens, soit devant le président des Etats-Unis, soit devant le ministre de l'intérieur, le sachem qui doit parler se lève, serre la main aux personnes les plus rapprochées de lui, allume le calumet, en tire une bouffée et le passe à chacun: "Père, fume et écoute ce que je vais te dire." Puis il revient à sa place au milieu du cercle et prononce un discours rapide, sans hésitation, formé de phrases courtes, hachées; on dirait qu'il récite par cœur. Sa pose, le débit, le geste, laissent rarement à désirer. Dans les griefs qu'il formule d'ordinaire, il reproche aux Américains d'avoir détruit les bois et les prairies, tué le daim, l'élan, l'antilope et le bison, non pour les manger, mais pour les laisser pourrir là où ils tombent.
C'est par l'effet d'une loi générale de la nature que les sauvages des prairies s'éteignent devant l'envahissement de l'homme civilisé, sans que celui-ci y apporte le plus souvent aucun esprit de domination, d'asservissement, de cruauté.
Qu'arrivera-t-il des Peaux-Rouges? S'ils vont dans les réserves, ils perdront, comme leurs frères des bords atlantique, leurs coutumes, leurs mœurs sauvages, se plieront à la vie agricole et sédentaire et leur pays passera du rang de territoire à celui d'Etat. Alors il sera confondu avec le blanc, dont il ne se distinguera pas plus, après quelques générations, que le Franc ne se distingue du Gaulois chez nous, et le Normand du saxon dans le Royaume-Uni.
S'ils ne se soumettent pas, ce sera une guerre impitoyable entre deux races de couleur et de mœurs différentes, guerre sans merci comme on en a vu tant d'exemples sur le sol américain. Cette guerre sera courte et sera la dernière: poursuivi, traqué, l'Indien y succombera fatalement.
De toute façon, le Peau-Rouge, historiquement parlant, est à la veille de disparaître à jamais. Ce que la petite vérole et d'autres maladies, ce que "l'eau de feu", le wisky ont mis deux siècles à faire, c'est à dire à réduire de moitié la population indienne, la colonisation l'achèvera en quelques années. Avant une génération il n'y aura plus d'Indiens, ils auront disparu sans laisser de traces dans l'histoire de l'humanité.
V. Morans.
Journal des Voyages, dimanche 16 juin 1889.
*Nota de Célestin Mira: Buffalo Bill accompagné d'une troupe d'Indiens et d'Annie Oakley, fut présent à Paris lors de l'Exposition universelle de 1889. Sa première exhibition fut effectuée en présence de Sadi Carnot, président de la République et de 10.000 spectateurs.
Une image satirique, parue dans Puck magazine montre Buffalo Bill assis sur les genoux de la France, et le général Boulanger, vociférant, à qui il a volé la vedette, à droite sur le dessin.
** Miss Annie Oakley était une tireuse hors pair, gagnant tous les concours de tirs en battant les meilleurs gâchettes des Etats-Unis. Elle était capable de toucher les cendres d'une cigarette tenue en bouche par son mari! Elle rejoint le Buffalo Bill Wild West Show en 1885.
Annie Oakley en 1903. |
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Louis Firetail (Sioux, Crow Creek) en habit traditionnel à l'institut Hampton (Virginia) en 1890.
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Classe d'indiens à l'Institut de Carlisle (Pensyvanie)
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