Napoléon et M. Ampère.
Le lundi 23 octobre 1806, l'Académie des sciences était assemblée en l'une de ses séances ordinaires. Geoffroy Saint-Hilaire était président; le comte Humphrey-Davy, vice-président, et Cuvier et Delambre, secrétaires perpétuels, étaient au bureau. M. Ampère occupait en ce moment la tribune, où il lisait un mémoire du plus haut intérêt sur son admirable théorie des courants électriques.
L'Académie était absorbée dans l'attention que commandait ce travail d'une des plus hautes intelligences de notre âge, lorsque tout à coup un murmure se répandit dans l'assemblée, une agitation extraordinaire saisit tous les membres à l'arrivée d'un étranger, qui, vêtu d'un habit noir et décoré de l'ordre de la Légion d'honneur, parut à la porte de la salle, entre mystérieusement, fit un geste de silence qui arrêta tout à coup ce murmure, et, s'approchant d'une table, trouva un fauteuil vide et y prit place.
Cependant M. Ampère, cet homme de génie dans lequel il y avait autant du Leibnitz que du La Fontaine, et dont l'extrême distraction est aussi connue que la haute intelligence, n'avait pas remarqué ce mouvement, bientôt diminué par l'intérêt même de sa lecture, et sans doute aussi par le soin qu'avait mis à le calmer l'inconnu qui venait d'arriver.
Le mémoire lu, M. Ampère le remit sur le bureau de l'Académie, et recueillit de toutes parts les témoignages d'admiration que ce beau travail méritait si bien.
Ces témoignages avait retenu pendant quelques minutes l'honorable académicien, qui ne retourna que plus tard à sa place.
Mais quel ne fut pas son étonnement de voir son fauteuil occupé par cet étranger qu'il ne connaissait pas! M. Ampère, un peu piqué, tournait avec une sorte de gêne autour de ce fauteuil dont on s'était emparé; il toussait avec embarras et affectation, et cherchait par cette urbanité naïve, qui était une de ses manières, à faire deviner à l'usurpateur la nécessité de quitter le siège usurpé; mais soit qu'on ne le comprit pas, ou qu'on ne voulût pas le comprendre, l'inconnu restait à cette place.
M. Ampère, s'enhardissant de plus en plus, commençait à murmurer plus distinctement; il disait à ses voisins, d'une façon détournée, mais assez claire pour que l'inconnu pût le comprendre, qu'il était étrange que l'on prît ainsi une place sans autres formes; et comme il rencontrait partout un sourire silencieux, il éprouva un véritable mécontentement, et dit à voix haute à M. Geoffroy Saint-Hilaire:
"Monsieur le président, je dois vous faire remarquer qu'une personne étrangère à l'Académie occupe un de nos sièges, et a pris place parmi nous;"
Cette déclaration occasionna une grande rumeur, et M. Geoffroy Saint-Hilaire répondit à M. Ampère:
"Vous êtes dans l'erreur, monsieur; cette personne à laquelle vous faites allusion est membre de l'Académie des sciences.
- Depuis quand? dit M. Ampère fort étonné.
- Depuis le 5 nivôse an 6, répondit l'étranger.
- Et dans quelle section, s'il vous plait? reprit M. Ampère avec une certaine ironie.
- Dans la section de mécanique, mon savant collègue, répondit en souriant l'étranger.
- Cela est un peu fort, " ajouta M. Ampère, et prenant un Annuaire de l'Institut qui se trouvait là, il l'ouvrit avec vivacité, et y lut à cette date le nom de Napoléon Bonaparte, membre de l'Académie des sciences dans la section mécanique le 5 nivôse an 6.
C'était l'empereur qui venait, de la hauteur de son rang, courber sa tête sous le niveau de la science.
M. Ampère, fort troublé, se confondait en excuses; il avait une vue fort affaiblie, il ne reconnaissait pas l'empereur...
"Voilà l'inconvénient, monsieur, lui dit le souverain, qu'il y a à ne pas connaître ses collègues; je ne vous vois jamais aux Tuileries; nous vous forcerons bien d'y venir."
Ces paroles, dites avec une extrême bienveillance, rassurèrent l'illustre géomètre, et ayant trouvé un autre fauteuil vide, il alla s'y asseoir sans autre réclamation.
Le Magasin universel, février 1837.
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